Les Anges Déchus » fait partie de ces rares films d'amour dont on ne se lasse pas, tellement le cinéaste Wong Kar-Wai, à partir d'une histoire plutôt banale, parvient à rendre celle-ci complètement hallucinante – voire hypnotique – grâce à une mise en forme totalement inhabituelle, mélange intelligent de sentimentalisme et d'affects puissamment ancrés dans le réel.

Signalons tout d'abord que ce film fait partie d'une trilogie, et qu'il en est le deuxième volet, avec, en numéro 1, « Chungking Express » (1994) et, en dernière position, « Happy Together » (1997). Des thèmes tels que la déception amoureuse, la solitude, l'incommunicabilité des sentiments sont récurrents dans toute la filmographie de Wong Kar-Wai. Nous avons là un véritable auteur qui n'a pas peur de parler d'émotions sans jamais pour autant sombrer dans la bluette rose bonbon ni dans le rêve d'ado à bon marché
Le scénario est relativement peu complexe : Chi-Ming est tueur à gages et est régulièrement sollicité par sa partenaire qui lui trouve des « contrats ». Cette dernière est amoureuse de lui, mais Chi-Ming ne semble aimer que son « activité ». Parallèlement, nous suivons le parcours de Zhi Wu, jeune homme muet, qui, lui aussi, sera déçu sentimentalement par Cherry, amoureuse quant à elle d'un bourreau des cœurs pathétique. Ce résumé, à vrai dire, peut donner une image peu fiable de ce qu'est en vérité ce film asiatique. La mise en forme est, quant à elle, plus ardue à décrire.
Par où commencer ? Une des principales choses qu'on remarque dans les premières séquences est une scène de fusillade orchestrée avec maestria. Le tueur à gages est à l'œuvre, il est seul contre une bonne dizaine d'individus armés et parvient – on a envie de gueuler « évidemment ! » - à les dessouder tous avec un flingue dans chaque main. L'usage du ralentit va de pair avec les couleurs ultra-chaudes, avec une dominante de jaune ocre, ainsi qu'une photo volontairement surexposée. La musique trip-hop qui accompagne le massacre est une reprise en cantonais de « Karmacoma », du groupe Massive Attack (y a pas de doute, c'est ce groupe-là qu'il fallait pour une telle séquence !). Bref, un passage brutal qui remémore immanquablement les films de John Woo, période hong-kongaise.
A l'opposé total de ces fusillades (il y en aura plusieurs sur tout le film), Wong Kar-Wai prend longuement le temps de décrire les aléas affectifs de ses personnages. On peut constater cependant que le cinéaste filme les scènes sentimentales avec la même passion et la même verve que celle où les balles volent de tous côtés. L'usage répété de ralentis, de couleurs chatoyantes et de musiques ultra-langoureuses établit un parallèle entre scènes de mort et scènes d'amour. Au final, on se rend compte que tout le film est construit comme une longue partition musicale, avec ses tempos lents puis rapides, ses refrains romantiques, son rythme passionné... Oserais-je dire que le film « fait l'amour » aux spectateurs ? En tout cas, parmi ces derniers, ceux et celles qui se laisseront prendre au jeu ressentiront une osmose totale entre son et image, entre musicalité vivace et érotisme troublant, entre la sensualité des teintes bleutées des scènes nocturnes et le ton doux-amer général que ce film répand dans nos émotions.

Critique parue dans le mensuel "Le Poiscaille" n°12 (juillet-août 2011)
JJC
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Créée

le 17 juil. 2011

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JJC

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