Dans la Bible, au chapitre 12 du livre de la Genèse, Abraham et Saraï, sa femme, doivent fuir la famine et chercher refuge en Egypte. Le patriarche dit à sa femme :
“Voici, je sais que tu es une femme belle de figure.
Quand les Égyptiens te verront, ils diront: C'est sa femme! Et ils me tueront, et te laisseront la vie.
Dis, je te prie, que tu es ma soeur” (versets 11 à 13, traduction Louis Segond).
Les deux personnages principaux du film, Bill et Abby, se font aussi passer pour frère et soeur afin de faciliter leur fuite et leur acceptation sur une nouvelle terre, qui se présente d’emblée comme une terre d’abondance. La terre promise ? Elle en a tout l’air, en effet.
Il faut dire que les premières minutes du film imposent un fort contraste entre l’industrielle Chicago, d’où ils partent, et ce coin du Texas où ils arrivent. A Chicago, l’horizon est bouché, fermé par les énormes usines qui oppriment les personnages et les empêchent de voir au loin. Quant à l’usine, elle est décrite, littéralement, comme l’enfer : les feux entourent les personnages, la chaleur, le danger permanent, les gestes mécaniques, les impossibles dialogues inaudibles dans le bruit des machines, etc. Toute humanité, qu’elle soit individuelle ou collective, est ici broyée, pilonnée. Avec, au bout, la violence et le crime.
Le Texas apparaît tout de suite comme l’exact antithèse. Au lieu d’un horizon bouché, nous avons des champs qui s’étendent à perte de vue, véritable océan mouvant. Au lieu du feu et de la chaleur de l’enfer, nous avons la douce brise et les cours d’eau. Au lieu du bruit infernal de l’usine, nous avons le silence. Si le monde moderne et industriel ressemblait à l’enfer, ce coin du Texas ressemble au paradis (et justifie ainsi le titre original de l’oeuvre).
Mais, plus que tout, c’est là où Bill et Abby vont trouver leur place, là qu’ils vont se sentir bien. La réalisation sait parfaitement nous faire ressentir ces moments d’extraordinaire sérénité, de communion. C’est particulièrement vrai lors des scènes de moisson. Avec ses gestes rituels (on prend un épi pour voir sur le grain est mûr, un prêtre bénit la moisson), la moisson prend l’allure d’une cérémonie ancestrale. Mis à part quelques plans où l’on voit des machines plus modernes, la scène renvoie directement à l’origine de l’humanité. La moisson a un caractère universel, puisque c’est autour de l’agriculture que les sociétés se sont fondées. En accomplissant ces gestes millénaires, les personnages se sentent faire partie d’une humanité, à travers les générations. La moisson agit comme un rituel qui constitue une humanité, à travers les continents et les siècles.
C’est parce que les personnages trouvent leur juste place dans cette humanité que ces scènes sont aussi belles, sereines (ce qui justifie, pour le coup, un titre français plutôt bien choisi). Le paradis (qui, étymologiquement, signifie “jardin”) n’est pas seulement un lieu, c’est une communion entre l’homme et son environnement, en homme et nature, mais aussi des humains entre eux.


Seulement, on le sait depuis la Bible (et sûrement bien avant, d’ailleurs), si vous donnez le paradis à des humains, en quelques semaines ils le transforment en enfer. La scène de l’invasion des sauterelles, par son esthétique, avec la prédominance du feu, le chaos, l’horizon qui a disparu, avalé par la fumée, renvoie directement aux scènes d’ouverture dans l’enfer de l’usine. Nous sommes revenus au point de départ. Comment ?
Reprenant la philosophie asiatique, Schopenhauer dit que le malheur de l’être humain vient du fait qu’il est prisonnier de la chaîne infinie des désirs : souffrance du désir, recherche d’un objet pour le satisfaire, satisfaction momentanée insuffisante pour rendre durablement heureux, déception lorsque cette satisfaction s’estompe, apparition d’un nouveau désir, etc.
C’est exactement ce qui va atteindre les personnages du film. Bill va profiter de ce bonheur paradisiaque, avant d’avoir à nouveau envie de partir. Une instabilité géographique qui symbolise une instabilité dans les choix de vie, comme une incapacité à trouver ou à reconnaître le bon endroit et à s’y adapter. Une envie de partir qui illustre cette chaîne des désirs (mais qui est aussi le premier signe d’une rupture entre Bill et Abby : lui veut partir à New York, et affirme cela comme une certitude, alors qu’elle désire plutôt aller dans le Wyoming, c’est à dire le plus loin possible des grandes villes.
Mais c’est surtout la maladie du fermier qui changera la donne. C’est là que va s’exposer l’instabilité des désirs. Le désir d’un bien-être financier pour Bill, qui va passer au-dessus de toute considération morale. Le désir d’une vie de famille pour le fermier. Chacun accorde plus d’importance à ce qui lui manque. Une scène est particulièrement marquante : juste après l’annonce de sa maladie, qui ne lui laisse qu’un an à vivre, le fermier apprend que les moissons sont une formidables réussite et qu’il va être le propriétaire le plus riche de l’Etat. Donc le cadavre le plus riche du cimetière. Et c’est là que le désir d’une femme prend le dessus.
Tout est réuni pour accéder au désastre.
La force du film est de transformer ce fait divers en un véritable récit mythologique. Le champ, dont on nous dit qu’il se déroule au Texas, pourrait très bien se passer à l’identique absolument n’importe où : Malick réduit au strict minimum les signes distinctifs d’un lieu et d’une époque. Quant aux personnages : les prénoms de Bill et Abby doivent être prononcés une ou deux fois au maximum dans le film, et le fermier lui-même n’a pas de nom. Les allusions bibliques ou mythologiques sont aussi foison. Des personnages qui sont alors des types, dénués d’individualité, et un récit qui atteint au mythe.

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le 26 avr. 2020

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SanFelice

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