Il y a le mouvement du vent dans les champs de blé, dans les chevelures, à la surface de l'eau, il y a la lumière entre les feuilles des arbres, à travers les nuages et leur très lente fuite, reflétée à la surface des eaux, traversant le tulle des rideaux, se glissant à travers les fumées, celles du train (image sublime sur le pont), des incendies. Il y a aussi les contre-jours qui masquent les traits, qui les bordent d'ombre autant que les coiffes ou les chapeaux.


http://blogs.lexpress.fr/styles/cafe-mode/wp-content/blogs.dir/755/files/2011/04/les-moissons-du-ciel-5.png


Il y a maintes citations picturales - les plus évidentes, celles d'Eward Hopper et d'André Wyeth, revendiquées explicitement dans la composition de l'affiche et des décors ; mais aussi en remontant le temps à rebours, Monet, Millet, et même Breughel, pour ses très belles oeuvres pastorales, ses fêtes rurales et même ses légendes populaires racontant, avec mannequins et épouvantails la succession des saisons (ils sont aussi présents dans les Moissons du ciel, mais assez inquiétants ...)


Il y a aussi la musique à la fois lancinante et nostalgique, très belle, d'Ennio Morricone -parfaitement en accord avec la finesse des images.


Il y a toutes ces références impressionnistes - qui touchent non seulement à l'esthétique du film (avec aussi des images très violentes, très contrastées, presque brutales, qui par instants dénotent et choquent), ou à la beauté de la photographie - mais tout autant, et sans doute plus, à l'approche du récit. L'histoire reste certes chronologique, pas expérimentale, mais pas du tout linéaire non plus - on enchaîne effectivement par impressions successives, sans continuité évidente entre deux séquences, au rythme à nouveau, de la nature et des saisons.


(Car il y a dans le néo-impressionnisme de Malick, abandonné, ou quasi, depuis plusieurs décennies au cinéma, non seulement des références picturales quasi immuables, non seulement une approche différente du récit, mais aussi une philosophie).


Il y a l'extraordinaire photographie de Nestor Almendros, presque aveugle au moment du tournage, en particulier son immense travail sur l'heure bleue, ce moment très bref (et donc à capter chaque jour, sans possibilité d'erreur), ce moment où le soleil a disparu mais ou le le jour perdure, où les couleurs très atténués, le bleu, le rose, le doré, finissent par se fondre, dans des tonalités effectivement très impressionnistes.


(Avec cette image assez magique de l'arrivée des travailleurs, des saisonniers, l'instant où il s franchissent la porte (celle du paradis ?), face à un océan de nature (et aussi à l'horizon la silhouette un peu fantômatique, un peu inquiétante, d'une demeure mystérieuse, qui apparaîtra toujours, en toile de fond, en vigie, sur tous les plans larges :
http://imakemyself.typepad.com/.a/6a0154383e4ba1970c01bb079f2049970d-pi


Il y a une cosmogonie, un panthéisme, apparemment très simple, le cycle des saisons, les animaux, chevaux, daims, loups, oiseaux, insectes, en harmonie, dans les herbes ou en surplomb - jusqu'à ce que les hommes viennent bousculer cette harmonie.


(Mais cette simplicité- celle qui vise à raconter l'histoire par l'agencement des images plus que par un récit,linéaire, d'ailleurs très simple n'est qu'apparente. Le panthéisme de Terrence Malick est pour le moins complexe - voire même confus).


Car il y a aussi des dizaines de références mystiques à la Bible, plus ou moins masquées, plus ou moins superposées - le jardin d'Eden, Adam et Eve, Abel et Cain, les Anges, bienveillants (comme la fillette qui ausculte la terre pour tenter de retrouver l'harmonie) ou exterminateurs ou infernaux (on peut s'interroger sur le rôle des deux avions venus de nulle part et de leurs mystérieux aviateurs, juste avant que tout ne se délite), la faute, le péché originel, l'expulsion du paradis, la fuite, le châtiment et même les plaies d'Egypte ou de l'Apocalypse.


Il y aussi, dès le générique et en noir-et-blanc, un arrière plan social, une lutte des classes, qui refera surface à la toute fin du film - mais qui sans doute pour Malick pèse bien moins que le combat de l'ange contre le démon ...


(Et c'est peut-être là que le film commence à faiblir - à moins que cette perception ne soit aujourd'hui faussée par l'évolution ultérieure et manifeste de Malick - avec l'omniprésence désormais manifeste de références religieuses bien lourdes et même presque insupportables. Et la fin du film, à partir de la pluie de sauterelles, bien plus événementielle et prévisible, me semble sensiblement moins intéressante que toute la première partie et son rythme très singulier. Même si la chute (dans les trois sens du terme (la fin, la chute physique et celle de la genèse), assurément très sombre, n'en demeure pas moins très complexe - sur l'avenir de l'ange, ou celui, très improbable, de la femme.)


Et même à ce moment-là, les Moissons du ciel demeurent une oeuvre très différente (par exemple si l'on songe à P.T. Anderson et à sa pluie de grenouilles,assez lourde, dans Magnolia) - mystérieuse, prenante et presque aérienne.

pphf

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