Le titre de cette critique colle évidemment très bien au film, qui se fonde sur les regrets pour tisser sa toile mémorielle et fantasmatique. Mais malheureusement il colle aussi très bien à mes sentiments à son sujet. Je m'en veux beaucoup de ne pas assez aimer Lost Highway. Les intentions de Lynch sont géniales, formidables : confronter la schizophrénie d'un homme aux réminiscences du film noir, transfomé par la violence et la vulgarité impersonnelle des années 90, le tout dans la banlieue résidentielle de LA, symbole du nouveau monde en marche. C'est terrible de dire que Lynch n'est pas à la hauteur de ses intentions, tellement c'est un immense cinéaste, mais force est de constater qu'il ne transforme pas l'essai, et que son film laisse le goût de l'inachevé dans la bouche. Toute la question est de savoir pourquoi.

Il faut dire que l'oeuvre débute sous les meilleurs auspices. Le générique est une merveille de simplicité (une route et sa ligne jaune discontinue qui défilent la nuit sous les phares d'une voiture) d'une grande puissance d'évocation, avec le son à la fois pop et inquiétant du "I'm deranged" de David Bowie qui résonne dans le noir. Regarder Lost Highway se rapproche de parcourir un grand huit : une attraction dérangeante longue de deux heures qui nous ramène au point de départ après les plus fortes sensations. Une nouvelle fois le programme enchante et c'est un déchirement de constater son (tout relatif) échec. Mais revenons à l'ordre chronologique du visionnage. Après cette entrée en matière musclée, Lynch nous enferme dans la spacieuse maison des Madison. Fred Madison soupçonne sa femme Renée de le tromper pendant qu'il joue du saxo. Le couple reçoit des cassettes vidéos les révélant filmés à leur insu. C'est peu dire que l'ambiance est lourde tellement Lynch semble utiliser tout son talent à la seule fin de nous terroriser. Les dialogues sont rares et entrecoupés d'inconfortables silences et rien ne vient nous sortir de l'angoisse. Il faut noter l'incroyable travail sur le son (Lynch est aussi musicien) qui lui aussi nous fout les chocottes. Mais malgré tout ça, il y a un côté un peu ridicule dans ce Lost Highway, un ridicule pas très assumé qui tient en deux facteurs : Bill Pullman et les dialogues qu'il a à dire. Ca fait du mal de devoir pinailler sur des détails quand tout le reste est éblouissant, mais force est de constater que ces détails pèsent lourd et empêchent l'entière adhésion. Car mon Dieu que ce Pullman est mou ! Cette constatation bien trop essentielle ne doit pas non plus faire oublier l'exceptionnelle BO, la somptueuse photo délavée et la force de la mise en scène. Parce que, je le répète, ces trois premiers quarts-d'heure sont parmi les plus malaisants de l'histoire du cinéma.

Après trois quarts d'heure, c'est le big bang ! On est heureux de voir enfin la lumière du jour et de se débarrasser de notre ami Bill. Mais malheureusement, catastrophe : Balthazar Getty est tout aussi nul ! L'intérêt porté au film s'effiloche peu-à-peu, malgré quelques instants mémorables (la vision d'Alice accompagnée de "This Magic Moment" de Lou Reed, une virée routière pour le moins musclée, les apparitions du "mystery man"...) qui laissent surtout des regrets, ceux de ne pas avoir vu le Lost Highway qui aurait dû être : un chef-d'oeuvre indélébile. La BO est toujours géniale (avec des accents plus "heavy" désormais, Rammstein, Trent Reznor et Marylin Manson à la fête), la photo aussi, la mise en scène aussi... Pendant ce temps, ça va de moins en moins bien pour notre héros, qui découvre les dangers qu'il y a à cocufier un mafieux, et un plutôt pas très rigolo de surcroît. Le film noir n'a jamais été si inquiétant. Vous constaterez que l'intrigue semble très étrange : elle est loin d'être fondamentale dans ce film qui ne fait que demander au spectateur de ranger son intellect au placard.

Dernier acte. La distorsion du monde atteint son acmé. Lynch orchestre un ballet pyrotechnique, schizophrène et ultra-érotique. Au spectateur de perdre la tête. La violence laisse place au romantisme le plus cliché quand "Song to the Siren" de This Mortal Coil sonorise la scène de sexe outdoor d'Alice/Renée avec Fred/Pete. Grand moment. Le finale sur le titanesque "Driver Down" de Trent Reznor boucle la boucle. "Dick Laurent is dead" et tout est fini. A nouveau la route introductive et la voix de Bowie : "Funny how secrets travel...".

J'ai vu le film deux fois. Une première en découverte de Lynch (peut-être pas une super idée), une deuxième après avoir presque tout vu de lui (décevante elle aussi, et sans excuse). Je pense que je ne verrai jamais dans Lost Highway le chef-d'oeuvre que d'aucuns semblent voir. J'en suis désolé et je le regrette. L'adoration que je voue à Mulholland Drive et INLAND EMPIRE a rendu objectif mon sentiment mitigé à propos de LH mais n'a pas effacé ma (petite) déception...

Je viens de me relire et je me trouve un peu ridicule. Il faut dire que j'ai dû écrire ça il y a 3 ans quand j'étais encore ce qu'on appelle un ado... En revanche je trouve toujours ce film raté et décevant même si c'est difficile de lui mettre moins de 7 compte tenu du brio de la mise en scène et de l'univers. Il y a quand même un gros souci dans ce film c'est que ça ne dépasse jamais le stade du fantasme : un gars a tué sa femme et s'invente une vie où il a une aventure avec une blonde qui ressemble comme deux gouttes d'eau à feu sa femme, mais la réalité le rattrape... OK, c'est émouvant sur le papier mais en images ça finit par lasser par manque d'incarnation, des acteurs limités, des dialogues peu inspirés... On dirait que Lynch s'est laissé aveugler par l'ambition de son film et en a oublié les fondamentaux, et du coup on a un vrai film malade, un colosse aux pieds d'argile, grandiose mais aussi un peu ridicule et j'ai tendance à penser que ceux qui vénèrent ce film voient le Lost Highway qu'ils ont envie de voir, et pas le Lost Highway qui est sur l'écran.
Heureusement Lynch se rattrapera.

Neumeister
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le 20 juin 2023

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