Miller's Crossing, c'est beau comme l'automne, comme une rasade de whisky que tu ferais tourner dans ton verre pour qu'il se réchauffe à la paume de ta main. C'est jouer aux cartes, parier jusqu'à son chapeau et ne pas s'en souvenir. C'est arnaquer des arnaqueurs et savoir pourtant que "ça se poursuivra par la mort, pour commencer". C'est être le bras droit, donner des conseils et, à côté, ne pas être fichu de gérer sa vie sans qu'on veuille te casser les jambes. C'est se farcir la femme du boss et se demander en secret qui il va choisir. C'est Steve Buscemi avec un débit mitraillette, c'est laver son linge sale en public.


Miller's Crossing, c'est allumer ses allumettes sur un flic et taper à coups de chaise. C'est Albert Finney qu'il faut pas faire chier quand il fume son cigare. C'est rompre à coups de poings. C'est rêver qu'on marche dans les bois en regardant la cime des arbres, c'est être le mec qui marche derrière le type en lui murmurant dans l'oreille.


Au fil d'une filmographie qui, en trente ans, aura porté aux nues la loose héroïque à coup de regards décalés, tendres et amusés, Joel et Ethan Coen auront su donner à leur cinéma une couleur à nulle autre pareille. Quand on en tombe amoureux, comme moi, et à chaque nouveau chapitre qui s'ouvre, c'est un frisson qui traverse, c'est un peu comme poser ma tête contre le sein de la femme que j'aime, cette certitude de retrouver un territoire que rien ne pourra ternir, où il y a comme une source de chaleur bienfaisante, où je vais pouvoir me lover sans crainte, protégé et, doucement, me laisser bercer, presque fermer les yeux, et rire de bonheur, un peu comme un con plein d’allégresse. Un con heureux.


Le premier Coen que j'ai vu c'est Raising Arizona. Comme j'étais déjà très client de Nicolas Cage que je trouvais beau comme mon berger malinois, le regretté Pootchie, et de Chuck Jones qui, comme chacun sait, était un génie, j'avais été dévasté de tant de bonheur. C'était une histoire d'amour déjantée avec des accents qui ricochent, des tronches sympatoches et des rires plein les poches.
Ajouter du Mad Max et des images qui parfois faisaient foutrement penser à des tableaux... pour beaucoup, c'était trop, pas pour moi. Laisse tomber, les mecs, tout ça pour un bébé ! Ce maniérisme léonien, cette folie cataclysmique et, déjà, l'amour des petites gens.
J'imagine qu'à l'époque, je me suis dit : « Voilà un film d'Américains qui ne ressemble pas à un film d'Américains. On dirait un film d'êtres humains». (Je me disais ça à moi-même vu que je racontais que des conneries et que donc, j'avais pas d'amis). Bref, comme j'étais déjà un enculé de romantique, j'avais trouvé que c'était beau, cette manière de parler de l'Amérique profonde, avec des désaxés qui pensent pas à mal en volant un bébé.


Ce n'est qu'après, pas hasard (et pas rasé), que j'ai vu leur premier film : Blood Simple. C'était en VHS, un truc d'avant lors d'une soirée old school et, tu me crois si tu veux, alors que j'avais des envies d'escalade sur Céline et son décolleté viagresque, j'ai pas décroché les yeux de l'écran à tube cathodique qui scintillait de leur première éjaculation filmique. (Par contre, je ne sais pas où étaient mes mains).
C'était noir, malin, ironique aussi, ça sentait la série B hollywoodienne à l'ancienne, c'était drôle, jamais méchant et, comme film matrice, on avait déjà fait plus dégueulasse même si les maladresses du débutant feront toujours un peu sourire les vieilles catins que nous sommes et verser une petite larme à ceux qui savent que ce sont les défauts qui font, parfois, les plus belles œuvres.


Le perdant flamboyant, celui qui trébuche et tombe le cul dans une flaque le jour où il a mis son complet blanc ; celui qui rallume son bédo dans la rue, pas méfiant, tire dessus comme si c'était le téton de sa maman puis exhale son nuage cannabique en ne repérant à aucun moment ces gars en bleu marine qui le regardent d'un drôle d'air en se dirigeant vers lui ; ce type extraordinaire qui ne danse jamais d'habitude, et qui, ce soir, alors que c'est blindé de monde, qu'il y a du lourd à l'alentour, qu'il faut flamber quoi qu'il en coûte, et que l'alcool lui fait faire n'importe quoi, improvise quelques passes maladroites devant l'assistance médusée de voir que ça va tourner au strip-tease.
Celui qui, quoi qu'il fasse, sera toujours un peu en biais, une variante tendance pente douce, qu'aura toujours l'impression d'évoluer dans la Quatrième Dimension, ces gens pour qui la tendresse a été inventée, en fait, comme un pansement, un onguent, pour cette blessure incongrue, comme un sourire facétieux, un clin d’œil complice.


Je sentais à nouveau ce fumet qui titillait mes papilles, cet élan pour des personnages qui n'auraient pas, pour la plupart, inventé l'eau froide et cette précieuse liberté de ton (qui ne devait jamais les quitter), comme une étoile filante qui déchire le ciel d'encre une nuit où t'as besoin d'un vœu.

DjeeVanCleef
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le 6 févr. 2016

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