Miller’s Crossing. Un croisement décisif sous les arbres, un rêve silencieux dans lequel un chapeau flotte parmi les feuilles mortes. Une forêt dont les arbres semblent accueillir paisiblement la mise à mort, contemplant de leur haute majesté la violente comédie humaine.


Dans la ville qui ne dit pas son nom, tout est truqué. L’ouverture, clin d’œil évident au Parrain, joue des codes pour installer un univers assumé avec la jubilation des jeunes cinéphiles de talent. On truque les paris truqués, on revendique une éthique du gangstérisme qui n’adviendra jamais. Car dans Miller’s Crossing, le nerf de la guerre, est une autre croix que celle du croisement : le « double cross ». Flics et maire, hommes de mains et petites frappes dansent de concert sur la ritournelle de l’opportunisme.
Dans l’œil du cyclone, Tom Reagan, l’homme qui a juré de dire presque toujours la vérité, et sans le sourire. Parce que le cynisme sied particulièrement à son visage qu’un feutre classieux mange constamment de moitié, parce que tant qu’à être un salaud, autant le faire avec un tant soit peu de panache. Patron, poupée et acolytes vont se casser les dents, les lèvres et les poings sur sa petite gueule d’ange.
De toute façon, le monde est une farce ; une conversation amicale entre flics et truands sur fond de mise à sac commandée d’un tripot, une kyrielle de blagues ritales aussi peu efficaces que le cynisme des bouffeurs de patates ou les courbettes des pédales youpines.
Le monde, c’est un macchabée dans la rue à qui on barbotte sa perruque, un plancher qu’on crible de balles sur un air d’opéra ou les hurlements de femmes obèses face à la violence grotesque de cette vaste cour de récréation.
Tom a tout compris, et puisque la pourriture semble être la monnaie d’échange, à lui de se comporter comme un ver dans le fruit. Aussi vicelard que des crampes d’estomac, il fait son bout de chemin. Ça s’agite, ça cogite, et le rutilant des boiseries polies se macule de sang, de salive, tandis qu’il n’oublie pas lui-même de cracher au bassinet.
Everybody is so God damn smart”, souffle avec lassitude Eddie le Danois. Cette galerie de personnages, aussi incarnés et caractérisés, empoignant avec une telle jubilation les archétypes, ne pouvaient être que du fait des Coen, secondés par des interprètes de haut rang, un Byrne impavide, un Polito rabelaisien ou un Turturro retors comme jamais.


Acide et glamour, hollywoodien et singulier, codifié et atypique : Miller’s Crossing, ou la quintessence des frères Coen ; un cinéma dont l’érudition est inféodée à un plaisir sans borne, capiteux et long en bouche.

Sergent_Pepper
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Polar classieux, Politique, Historique et Policier

Créée

le 21 mars 2015

Critique lue 3.5K fois

93 j'aime

18 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 3.5K fois

93
18

D'autres avis sur Miller's Crossing

Miller's Crossing
DjeeVanCleef
10

Un cadavre sous le chapeau

Miller's Crossing, c'est beau comme l'automne, comme une rasade de whisky que tu ferais tourner dans ton verre pour qu'il se réchauffe à la paume de ta main. C'est jouer aux cartes, parier jusqu'à...

le 6 févr. 2016

56 j'aime

30

Miller's Crossing
fabtx
8

Sang pour Sang film noir

Ce 3ème film des frères Coen suit la vie d'un homme de main de la mafia irlandaise à un moment critique de sa tumultueuse existence de gangster. Si vous vous attendez à voir un roux tirer sur tout ce...

le 23 août 2011

40 j'aime

2

Miller's Crossing
Cultural_Mind
9

Promenons-nous dans les bois...

Des gangsters en chapeau et imperméable, des rivalités criminelles qui ne s'éteignent que sous un linceul, des manoeuvres cruelles et des profits casuels... Les frères Coen, alors aux prémices d'une...

le 3 mai 2017

31 j'aime

4

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

764 j'aime

103

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

698 j'aime

49

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

612 j'aime

53