Film après film, le new-yorkais Noah Baumbach creuse le sillon de son sujet, l’angoisse du temps qui passe sans que l’on puisse avoir prise sur sa propre vie, une certaine inadaptation sociale de ses héros. En l’occurrence, il s’agit de deux héroïnes, deux facettes d’un même personnage. Brooke et Tracy sont deux futures « demi-sœurs », car leurs père et mère respectifs s’apprêtent à se marier. Tracy, la plus jeune, est « freshman » à la très select université féminine new-yorkaise de Barnard. Aspirant écrivaine, elle s’y ennuie pourtant terriblement, ne se reconnaissant dans aucune des activités proposées, basiques et ternes, très loin de l’idée qu’elle se fait de New-York. Seule, la rencontre avec Tony (Matthew Shear) apporte de la légèreté dans son quotidien, un étudiant de l’université de Columbia qui suit les mêmes cours qu’elle, qui a les mêmes ambitions littéraires qu’elles, et qui est tout aussi décalé qu’elle. Mais quand elle s’aperçoit que Tony sort avec une personne (Jasmine Cephas-Jones) rencontrée après elle (« j’ai besoin de quelqu’un à aimer et non de quelqu’un avec qui être en compétition » dira-t-il), Tracy finit par entrer en contact avec Brooke, une jeune femme plus âgée qu’elle, plus exubérante, plus enivrante, avec qui elle pense enfin pouvoir découvrir le New-York de ses rêves.


Mistress America est le titre d’une émission télévisée que Brooke souhaite monter, une activité comme les mille autres qu’elle entreprend ou qu’elle aimerait entreprendre, une activité avortée sur laquelle une fois de plus son inlassable babil prend le pas. Brooke a 30 ans, et a le besoin d’accomplissement à son taquet. Contrairement à Frances Ha, la protagoniste du film éponyme issu de la précédente collaboration de Noah Baumbach et de sa compagne Greta Gerwig, un personnage certes tout aussi déphasé que Brooke Cardinas, cette dernière se trouve à la limite d’une hyperactivité suspecte qui cache le même malaise, la même incapacité à trouver sa place dans une société où tout est balisé. Autant l’inconfort a paralysé Frances, autant il galvanise Brooke dans une étourdissante farandole qui va fasciner sa future petite sœur Tracy, qui va s’en inspirer pour écrire sa deuxième nouvelle intitulée aussi Mistress America.


Noah Baumbach s’attache décidément à ce personnage, puisqu’en effet, les deux héroïnes, et même les nombreux personnages secondaires du film sont tous une sorte d’émanation de Frances Ha, elle-même une parente proche du tourmenté Roger Greenberg que Ben Stiller incarnait déjà dans Greenberg (et dans lequel Greta Gerwig jouait également). Sa force est de savoir varier les situations qui gravitent autour du même thème, de réussir à nous surprendre encore par un angle de vue nouveau. Ici, c’est le potentiel comique de Greta Gerwig qui est porté à son comble, dans une performance digne des meilleures screwball comedies de Hollywood, tant dans sa gestuelle chaplinesque (il faut la voir mimer le rembobinage d’un discours qui a mal débuté, un vrai régal) que dans l’acuité des dialogues, des réparties vives que les non anglophones risquent de ne pas pouvoir apprécier dans leur pleine mesure, tellement elles fusent à toute vitesse…


Passé donc un temps d’adaptation, où on se familiarise avec ce rythme qui pourrait paraître trop frénétique à certains, les comiques de situations et la drôlerie du scénario font réellement mouche auprès du spectateur. Le personnage de Tony, incarné pourtant par un acteur peu charismatique ponctue le métrage de ses hilarants et rugissants « Nicolette ! » à l’adresse de sa petite amie maladivement jalouse de Tracy, à la manière d’un running-gag très réussi. Mais tout comme les différentes tentatives professionnelles de Brooke, ce film mené tambour battant patine quelque peu dans sa partie centrale très théâtralisée, quand Brooke et ses amis étudiants se rendent à la très luxueuse résidence de sa némésis Mamie Claire, un ex amie qui lui a volé son riche fiancé Dylan, son idée de tee-shirts fleuris, ses petits chats. L’idée est de solliciter financièrement le couple pour un énième projet (un restaurant solidaire dont l’idée est aussi peu rentable qu’elle est poétique) que les investisseurs initiaux viennent de désavouer. Cette partie du film est un peu à rallonge, meublée par les performances visuelles et verbales de Greta Gerwig qui pour le coup tournent légèrement au cabotinage. Toute la délicatesse et la fraîcheur dont elle avait fait preuve dans Frances Ha sont partiellement écrasées par le tourbillon du personnage de Brooke qu’elle a co-écrit avec le cinéaste Noah Baumbach, cependant qu’elle-même fait de l’ombre à Lola Kirke, qui incarne pourtant avec beaucoup de justesse cette jeune femme qui essaie de faire feu de tout bois, afin de se sentir exister et vivre.


La jeune femme américaine telle que dépeinte par Noah Baumbach est aux antipodes de l’imagerie véhiculée par les médias ; c’est une femme pleine de doutes, ce qui fait son charme (« tu es drôle, car tu ne sais pas que tu es drôle » dit de Brooke son ex fiancé Dylan), tout en étant paradoxalement déterminée. C’est une femme libre, mais insouciante, comme l’ont été avant elles toutes les héroïnes de Noah Baumbach : celles interprétées et co-écrites par Greta Gerwig elle-même, comme celles de While we’re young, où Baumbach officiait seul, la jeune Darby (Amanda Seyfried) et la moins jeune Cornelia (Naomi Watts), des personnages un peu plus caricaturaux, mais tout aussi peu conventionnels. Des new-yorkaises très proches de leurs aînées déjà rencontrées chez Woody Allen dont le cinéaste, avec sa trilogie new-yorkaise, est en passe de reprendre le flambeau, celui-ci désertant de plus en plus sa ville de prédilection pour succomber aux sirènes de l’Europe….


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Bea_Dls
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le 15 janv. 2016

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