Il est difficile de ne pas en dire trop pour vous laisser le plaisir de la découverte. Mais on peut quand même dire que le film est structuré autour de deux grandes parties : le passé (dans un long flashback en noir et blanc) et le présent (en couleur). Le passage du passé au présent se fait dans un fondu sur un mendiant qui dessine au sol : lui n'a pas changé, est un témoin neutre de l'évolution du temps. Les personnages, eux, ont successivement pu se dire « nous nous aimons », mais la vie a amené son lot de désillusions, et dans la partie présente, tout ce qui leur reste à dire est : « nous nous sommes tant aimés ».
Ettore Scola raconte à sa façon (pas scolaire du tout !) comment les ambitions peuvent facilement être balayées par le temps. Et les rôles sont fixés dès la deuxième scène, qui montre les personnages en action, à la guerre, où ils se sont rencontrés. Ce n'est pas pour rien si le seul événement que l'on voit lors de cette séquence est la mise en place d'une bombe. L'histoire est ouverte : on appuie sur le déclencheur, mais l'explosion ne se fait pas entendre. C'est qu'avec les émotions humaines, le déclencheur n'amène pas une explosion immédiate, même si cela serait plus simple. Il faut trente ans aux personnages pour voir les conséquences qu'aura cette amitié initiale sur leur vie même. Plus tragique encore : cette séquence pourrait bien résumer le film, ou du moins, chacun des personnages. Un gros plan les révèle, successivement, chacun à sa tâche : Gianni, qui vient de poser la bombe, est attentif et prêt à attaquer, mais il n'agit pas directement, Antonio est anxieux et s'agite autour du détonateur.... tandis que Nicola, l'intellectuel inactif, s'enlève de la neige qu'il a sur les lunettes. Or rien ne changera vraiment, en trente ans, si ce n'est le physique (les personnages sont excellemment vieillis). Preuve en est la structure bouclée du film. Par un effet de narration, la dernière image est la suite de la première, comme si tout le film avait sombré dans un gouffre. Également, dans l'histoire même, la situation première rejoint fortement la situation dernière, mais cela vous le découvrirez par vous-même.
Cependant, on le sait depuis L'Education sentimentale, ce n'est pas parce que les situations n'évoluent pas qu'il n'y a rien à raconter, au contraire. D'ailleurs, la conclusion de Mme Arnoux dans ledit roman ressemble fortement au titre de notre film : « N'importe, nous nous serons bien aimés ». Flaubert et Scola disent peut-être la même chose, de deux façons radicalement différentes. Les personnages de Flaubert parlent au futur antérieur, le temps du futur souvenir, de l'inactuel, tandis que ceux de Scola parlent au passé composé, le temps du passé dans le présent : il y a eu, mais n'y a plus. Chez Flaubert, il ne se passe rien, tandis que chez Scola, tout se passe, mais la fin est la même.
L'esthétique de Scola est effectivement plutôt du côté de l'abondance. On se souvient de l'affreux Affreux, sales et méchants, pouilleuse histoire dans les bidonville romains. Nous nous sommes tant aimés, c'est un peu pareil, mais avec une pourriture de classe moyenne. Cette abondance, densité, abondensité propre à Scola, on la retrouve dans le fait qu'on a la sensation, avec Nous nous sommes tant aimés, d'avoir vu un film complet. Non seulement parce qu'il s'étend dans le temps, mais aussi parce qu'il s'étend dans la diversité. Chacun des personnages apporte au film sa propre parcelle d'histoire, son « monde ». Les personnages ne se voient pas accorder la même place, et cela permet de développer uniquement des histoires annexes passionnantes.
- On ne s'attarde pas fortement sur la vie d'Antonio, qui n'apporte pas beaucoup d'exotisme, avec sa vie moyenne.
- En revanche, Gianni, l'avocat, impose deux autres personnages remarquables : l'un de ses clients, incarné par le monstrueux Aldo Fabrizi (nom du personnage oublié, on l'appellera donc Baby Boy, cf : http://img718.imageshack.us/img718/7308/nousnoussommestantaims1.jpg), et sa fille, Elide.
- La famille de Baby Boy nourrit le film, le fournit en burlesque. Les personnages sont extrêmement attachants : Baby Boy est un monstre dont la vision même suffit à faire rire et Elide est l'un des personnages secondaires les plus réussis de l'histoire du cinéma. Tout est peut-être résumé dans cette attendrissante proposition : « Si ça n'est pas assez frais, je peux vous apporter des glaçons maison du frigo ». Elide veut bien faire. Il est connu que tout ce qui est « fait maison » est meilleur, donc, elle abuse de propositions de ce qui est « fait maison » (elle propose du pain maison dans la scène précédente). Durant tout le film, elle cherchera à se calibrer. Son physique évolue, on la voit porter un appareil dentaire, elle fait attention à sa ligne. Elle finit par devenir la femme la plus séduisante du film, et une scène splendide (dans une voiture rouge, vous repérerez) la montre enfin accomplie : c'est le seul personnage qui parvient à évoluer, qui au lieu de vieillir et de s'enlaidir, embellit de jour en jour, et également le seul personnage à qui est prêté une voix quasi-divine... Notez Elide. Elide présidente.
- Revenons maintenant à notre dernier mouton : Nicola. Un mouton égaré qui rejoint finalement le troupeau (et d'ailleurs, n'était-il pas déjà dedans ?). Nicola est le révolutionnaire qui s'exprime à travers la cinéphilie. Il ouvre, comme la famille de Baby Boy, une porte au comique, qui est plutôt cette fois du côté de l'ironie... du sort. Nicola rend les sous-titres fous, il s'emporte à n'en plus finir, mais parle dans le vide, car trop : on ne l'écoute pas ; et pourtant, il a raison. A travers ce personnage cinéphile, Ettore Scola trouve peut-être une brèche pour s'exprimer, et notons que, comme lui, Nicola aime le grand cinéaste Vittorio De Sica (auquel le film est dédicacé).
- Et n'oublions tout de même pas d'évoquer Luciana, le quatrième personnage principal, qui sert d'allégorie du désir. Imprenable pour les trois hommes, elle ne se laisse pas non plus posséder par le spectateur, puisqu'elle n'est mise en situation que lorsqu'elle est avec l'un des trois personnages masculins. Rien n'est précisé sur sa vie. Elle est seulement présente comme élément perturbateur et rappel constant du désir, de la nécessité d'amour.
En somme... Ettore Scola a réussi un film où chacun des personnages trouve sa place, est parfaitement incarné. Et ces personnages sont si humains qu'on a envie de s'immiscer dans leur conversation et de les contredire, lorsqu'aux dernières secondes du film, ils se disputent :
« A force de dire « bof » on finit par ne plus que dire ça, « bof ». Une conclusion ambiguë.
- Ambiguë mais ouverte.
- Ouverte à quoi ? Ca veut dire quoi, bof ?
- Bof est un mot assez simple. ça peut vouloir ne rien dire et ça peut aussi ouvrir de nombreuses pistes. »
Non, les enfants. Ce film n'est pas « bof ». Il est excellent. Et sa conclusion n'est pas ambiguë : elle achève parfaitement une histoire harmonieuse et narrée à la perfection. Et sa conclusion n'est pas ouverte parce que « bof » est un mot qui ne veut rien dire et auquel on peut tout faire dire. Elle est ouverte parce que vous, les enfants, avez réussi à incarner des personnages assez profonds et des situations assez vastes pour qu'on ait encore à les ruminer pour les dix ans à venir.

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le 23 sept. 2010

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