Le lapin Roger n’a pas la vie facile. Vedette des studios R.K. Maroon, il est chargé de jouer le souffre-douleur d’un bébé rose dont il a la garde. Le bambin est gourmand et se lance, intrépide, à l’assaut du frigo en haut duquel brille un bocal de cookies. Pour le sauver des mille morts qui le menacent, Roger essuie tous les accidents domestiques que peut engendrer une cuisine américaine en folie. Il est cuit, essoré, électrocuté, écrasé, malaxé, débouché, gonflé comme une baudruche, incrusté au plafond en quelques minutes hilarantes et frénétiques. Mais il y a une chose sur laquelle butte notre abonné aux catastrophes : produire, comme le veut le script, des étoiles — et non des oiseaux — lorsqu’il reçoit le réfrigérateur sur la tronche. Colère noire du metteur en scène, qui interrompt la prise et engueule le pauvre Roger. Celui-ci bafouille quelques excuses suppliantes, jure de s’appliquer et de faire mieux, tandis que Baby Herman, excédé par l’erreur répétée de son partenaire, quitte le plateau en vociférant comme un charretier, avec sa soudaine voix de fumeur de Havane. On est en 1947, à Hollywood-Babylone. Et si le lapin est déconcentré devant les caméras, c’est parce qu’à la ville il est probablement cocu. Le patron de la firme engage donc un détective spécialisé en affaires matrimoniales, Eddie Valiant, courtaud et rondouillard, porté sur la bouteille depuis la mort de son frère mais coriace en investigations. Une statuette, réplique exacte du faucon maltais tel qu’il est représenté dans le film de Huston, lui sert de porte-manteau. Pour 100 dollars, il prend la femme de Roger en filature. Jessica, c’est son nom, n’est pas lapine mais humaine, et même un concentré torride de ce qu’on fait de mieux dans le genre : la chevelure flamboyante de Rita Hayworth, la silhouette sculpturale de Marilyn Monroe, le regard brûlant de Lauren Bacall, et des seins, une taille, des jambes, mamma mia, on ne vous dit que ça. Avec en plus une façon ravageuse de dire "Je ne suis pas mauvaise, j’ai été dessinée comme ça", très femme fatale par qui les ennuis se ramassent à la pelle. De fait, Eddie a tout juste le temps de photographier l’épouse over-sex en train de faire picoti-picota avec le propriétaire de Toonville, Marvin Acme, que l’on apprend que ce dernier s’est fait refroidir. Le juge Demort, lugubre gardien des bonnes mœurs, soupçonne Roger du meurtre, et pour la suite il semble que peu d’enfants normalement constitués se retrouveront dans une histoire à la confusion chandlerienne, gorgée de micmacs plus ou moins louches, de spéculateurs véreux, de fausses pistes et de chausse-trappes.


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Mais l'argument policier est à Roger Rabbit ce que son anecdote est à un court-métrage de Tom et Jerry : Tom poursuit Jerry, Jerry échappe à Tom et lui fait subir les pires avanies. Plus le prétexte est mince, plus le génie de l'animateur-metteur en scène peut se donner libre cours. C'est un pur système de dimensions et de télescopages, dont le rapport de taille entre la souris et le chat et leurs courses éperdues constitue la parfaite métaphore. De là le caractère hermétique de la sombre opération immobilière ourdie par Demort, résidu de ce que le genre criminel charrie de contenus sociaux et politiques. Le juge n'y cherche pas quelque profit honteux, mais le plaisir de voir filer sans discontinuer des bolides lancés à grande vitesse. La rapidité est d'ailleurs le principe fondamental du film : depuis le cartoon torrentiel qui ouvre le film en fanfare jusqu'à l'arroseuse dissolvante qui menace, à la fin, Roger et Jessica, tout n'est qu'affaire de déplacements. L’intrigue peut ainsi se résumer à une immense course-poursuite, une fuite en avant toujours plus effrénée, qui est à la fois seule chance de survie et menace perpétuelle. Comme elle est prise (ou perte) de pouvoir dans l'espace du film en même temps qu'emprise sur le spectateur. Rien d'étonnant donc à ce que ce dernier en sorte épuisé et hagard. Qu'a-t-il vu en réalité ? Au-delà d'une certaine vitesse, il ne perçoit plus des personnages ou des objets, mais de simples lignes de déplacement. L'allusion à Lang et son Mabuse au travers du méchant n'est pas absurde si l'on admet que la mise en scène langienne, poussée à l'épure, se résume à des trajectoires qui se rencontrent ou se repoussent. C’est la célérité qui permet au film de fonctionner sur le mode du vraisemblable et de faire admettre la coexistence des acteurs et des figurines dessinées. Lorsqu'un personnage est immobilisé, ficelé, coincé par un objet lourd ou vissé au sol par de la glu, il est en danger de mort ou de désagrégation.


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Qui veut la peau de Roger Rabbit ? — il va falloir y venir — est un extraordinaire prodige technologique. À tout instant on se demande comment c’est fait, quel miracle de trucage a rendu possible que des acteurs côtoient, à égalité de consistance, des héros de cartoons. C’est l’escalade exponentielle du film, parfaitement programmée et parfaitement enchanteresse ; plus on en voit, plus on en demande, et plus on en demande, plus on est servi, jusqu’au délire. La rencontre de deux arts cousins, complémentaires et contradictoires (le cinéma fixant le mouvement pour en assurer l’analyse puis la synthèse, l’animation donnant vie à l’inanimé pour créer le mouvement) est riche de virtualités, ainsi qu’en témoigne la scène où Roger fait tourner à grande vitesse des photographies composites et leur insuffle une illusion de vie comme on le fait avec un feuilletoscope. Le long-métrage conjugue aussi en forme d’hommage deux genres hautement mythologiques, qui plus est situés à l’époque de leur apogée commune : le dessin animé et le film noir. Il s’agit littéralement d’un contrat de mariage, à la vie à la mort, pour le meilleur et pour le pire. Un deal démocratique qui fournit au scénario son quota de polar et son contingent de cartoon, à parts égales : acteurs en chair et en os et personnages dessinés vont reconduire strictement l’équité de cette convention de partage. Pour des problèmes de droit autant que de prestige, des hommes de loi ont également surveillé de très près à ce que les apparitions des guest stars de Disney et de Warner (Mickey, Donald, Bugs Bunny, Droopy, Titi…) soient équivalentes. Le film serait-il donc un modèle maximal de démocratie cinématographique, cité des Justes dans La Mecque du cinéma ? L’étrange absence de signataire en chef pourrait le confirmer. Qui peut en réclamer la paternité centrale ? Le réalisateur Robert Zemeckis ? Le producteur Steven Spielberg ? George Lucas et sa boîte à magie, Industrial Light & Magic ? Les scénaristes Jeffrey Price et Peter Seasaman ? Ou bien encore l’armée d’animateurs, leur amiral Richard Williams en tête ? Sans doute tout ce monde à la fois, au total 773 collaborateurs comme répartis sur la circonférence d’un cercle dont le centre (l’auteur, le pouvoir) resterait vide. Reste que, comme dans tout fantasme égalitaire, ce dispositif ne fonctionne qu’à la condition d’interdire et d’exclure.


C’est là que la supposée benoîterie du film se complique, et que l’entreprise devient assez vertigineuse : cet instant où le rêve jubilatoire d’enfant (qui n’a jamais désiré serrer pour de vrai les quatre doigts de Mickey ?) manque de sombrer dans le cauchemar d’adulte sous acides. Entre toons et humains, rassemblés par les lois communes d’un long-métrage unique, tout ou presque est physiquement permis. Ce n’est pas la cohabitation, c’est la liberté : ils peuvent se palper, se parler, communiquer, échanger des objets, commercer, troquer des sentiments (amour-haine), ils peuvent aussi et surtout, transgression suprême, s’entretuer. C’est même ce qu’on reproche à Roger : avoir zigouillé le roi de la farce et attrape. Inversement, Demort a concocté contre les toons l’arme fatale, une mixture d’acétone, de térébenthine et de benzène baptisée la Trempette qui, à la lettre, les liquéfie. Pourtant, entre ces deux mondes à part entière, la circulation n’est pas aussi fluide qu’il n’y paraît. Et l’on voit que l’équilibre vire progressivement à une étrange ségrégation au profit des seuls humains. Les toons sont, littéralement, a world apart. Dans la journée ils travaillent aux studios pour le bonheur rigolatoire des hommes, mais le soir venu, ils se retirent dans leur réserve, Toonville, ghetto doré où il fait bon délirer à plein tube, mais ghetto tout de même. De plus il est précisé que lorsque les toons bossent, c’est une vraie galère d’engueulades et de réalisateurs dictatoriaux, et quand il leur arrive en dehors des heures de tournage de s’aventurer dans la ville des humains, c’est toujours en loucedé. Enfin, s’il est vrai qu’il y a entre les deux espèces une véritable égalité devant la mort, cette interchangeabilité ne va tout de même pas jusqu’à envisager un rapport sexué vital. Qui sait ce qui découlerait d’un accouplement interrègne, et à quelle contre-nature ressemblerait un enfant de toon et d’humain. Bilan : jeux de mains entre Jessica et Acmé, mais en aucun cas jeux de vilains.


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Une barrière est donc franchie qui sépare deux mondes, celui de la réalité où il faut trimer, aller à l'école, se fatiguer, déprimer, et l'autre où l'on vole avec Peter Pan, où l'on ne vieillit pas, où rien ne pèse. Entrer à Toonville, c'est en un sens une jouissance religieuse, c’est comme se retrouver comblé au royaume des cieux, parler avec Jésus, les saints, les anges et Dieu, tout le cinéma des extatiques. Arrive toutefois le moment où, à force de sortir du cadre (principe générique du film et double fond du titre original), les toons se mettent à proliférer, se répandre comme une peste infernale, cancériser le monde des hommes et son inconscient, gentils nuages roses devenus acides, en plein devenir Gremlins. Pour épaissir encore un peu le potage, il n’est pas innocent que ce soit l’un d’eux, travesti en humain, qui sous couvert de projet autoroutier envisage carrément de devenir le maître du monde. Et si le film procure une jouissance de ravi de la crèche, cette jubilation frise en permanence le violent bad trip : quand Eddie passe à Toonville, comme on dit "passe à l’Est", par un tunnel noir dont on taira le symbolisme, c’est le summum de l’hallucination. Non seulement il affronte un univers étrange et hostile livré à un dérèglement généralisé, mais au final il y risque jusqu’à son humanité, victime d’énormités splastick dignes de Tex Avery, subissant physiquement des tortures extravagantes (dilatation, élongation, écrabouillement) d’ordinaire réservées aux seuls toons. Le film atteint dès lors la limite au-delà de laquelle le rire se fige dans la gorge en un délicieux frisson, comme une Rose Pourpre du Caire devenue plante carnivore. En traitant le corps humain telle une pure matière filmique, une image de celluloïd, Roger Rabbit fait disparaître les dernières certitudes. L'espace réel de l'entrepôt d'Acme devient aussi malléable que celui de la cuisine du cartoon initial, la vérité ontologique du cinéma se dissout dans l'illusionnisme du dessin animé. Tout est consommé, et les créatures dessinées peuvent à loisir se répandre dans notre monde, la frontière abolie. Qui peut arrêter la machine infernale engendrée par les effets spéciaux, puisque désormais tout y est vraiment possible ?


On théorise, on rhétorise, on dissèque jusqu’à l’absurde, alors que le film, véritable chef-d’œuvre de divertissement, n’appelle à rien d’autre qu’à se faire défriser les cheveux, atomiser les yeux et décrasser le ciboulot. Qui veut donc la peau de Roger Rabbit ? Telle est la question. Le reste n’est que gags survoltés, trouvailles inouïes, délire fortissimo, tempo endiablé. Et vouloir analyser une telle orgie visuelle revient un peu à compter le nombre de pétards dans un feu d’artifices. La malice et l’intelligence de l’écriture assignent au visionnage répété d’un spectacle époustouflant qui cache mille détails, cent allusions délectables, dix sous-entendus à la minute. C’est un ouragan d’invention et d’énergie incendiaires, une fantaisie graphique poussant le principe de saturation jusqu’au quasi disjonctage, un cocktail dynamite et rocambolesque qui déclenche la stupéfaction et l’hilarité à chaque instant. Des pingouins serveurs sortis de Mary Poppins s’affairent avec leurs plateaux dans un restaurant plein à craquer, des canards s’entraînent dans un crescendo de destruction mutuelle, la voluptueuse poitrine de la vamp rebondit avec un bruit tordant de ballon gonflé à l’hélium, des fouines complètement toquées et armées de sulfateuses trépassent de rire, Betty Boop joue des hanches dans toute la poésie de son noir et blanc, Roger exécute un numéro en solo avec assiettes et poêles à frire, une automobile élastique comme du chewing-gum slalome dans les rues de Los Angeles, un pistolet tire des balles vivantes et moustachues, une épée ondule et chante en imitant Sinatra, l’effrayant toon psychopathe aux yeux fous et à la voix de crécelle fond comme la sorcière du Magicien d’Oz, et le cataclysme de formes et de couleurs s’achève dans une fourmillante farandole qui invite à s’endormir, hébété et abasourdi, sur ses deux oreilles de lapin. Inutile de résister, la seule attitude possible est de se laisser entraîner par le tourbillon. That’s all folks !


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Thaddeus
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le 4 juil. 2012

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