Marlon est amoureux du soldat - le soldat est amoureux de Liz - Liz est amoureuse de son cheval ...

... ou comment, avec une argumentation semblable (disons presque semblable) que KingRabbit qui n'a pas franchement apprécié le film, je tiens moi-même Reflets dans un oeil d'or pour un très grand film.
La fameuse critique, très bonne, de KingRabbit : http://www.senscritique.com/film/Reflets_dans_un_oeil_d_or/critique/20557496

Quelques éléments autobiographiques. Pas longs, ce n'est pas l'objet, mais suffisants pour éclairer le film de John Huston et l'oeuvre de Carson McCullers.
J'ai vécu dans une base. Une ancienne base militaire désaffectée, quelque part en Afrique. Les villas avaient été réattribuées à des civils (aucune promiscuité virile, donc, on est rassuré).
Des gens jeunes, essentiellement des coopérants, des Africains aussi, pas un ghetto, ou alors un ghetto de riches; une oasis en plein sahel, avec belles villas, forêt de baobabs alentour, et relations contraintes.
De l'argent, du temps, le travail était à peine un prétexte, les soirées permanentes et l'alcool sans modération - et le tennis ou l'équitation ne pouvaient pas suffire à remplir les vies (chez John Huston, c'est la musculation et l'équitation). Un monde facile et très fermé, sans vraie possibilités de sorties, où les relations sont obligatoirement exacerbées - couples qui se font et se défont (quand un jeune couple arrivait, tous les chasseurs, c'est une image, fourbissaient leurs armes, ils ne repartaient jamais ensemble). J'y suis quand même resté quatre ans - on vivait dans l'excessif et le dérisoire et à la fin c'était assez irrespirable.

Chez Carson McCullers, immense écrivain(e) du sud (mais sans humour), grande spécialiste des titres qui frappent (elle a aussi écrit "le Coeur est un chasseur solitaire" et "la Ballade du café triste"), c'est un peu la même chose, mais en pire. En très malsain. Presque glauque, mais avec classe.

On est donc dans un univers fermé, claustral. Les relations, forcément amplifiées, exacerbées, fonctionnent comme un récit en randonnée, à la marabout/bout de ficelle/selle de cheval ... Marlon aime le soldat / le soldat aime Liz / Liz aime son cheval ... Mais dès que la comptine est en impasse, le drame est proche. Car on est aussi dans la tragédie grecque, dans le drame racinien - Hermione est amoureuse de Pyrrhus / Pyrrhus est amoureux d'Andromaque / mais Andromaque est amoureuse d'un mort. Et tout finira dans un bain de sang.

Rien ne pourra empêcher le drame. L'agitation alentour se résume en adultères bourgeoises (mais qui conduiront quand même à un quasi suicide), soirées avec toujours les mêmes têtes, routine assez grotesque du travail, beuveries - et à ces jeux, Elisabeth Taylor est impériale. Le drame, le vrai, se noue en parallèle, dans les non-dits, les fantasmes refoulés, définitivement malsain. L'issue est assurément prévisible, annoncée même dans une citation liminaire de l'auteur - mais si le meurtre surprend à peine, si la cause peut sembler banale, une histoire de jalousie conjugale, les données n'en sont pas moins totalement inversées.

La réalisation de John Huston, est magistrale, d'une incroyable puissance. Il n'y a pas que cette image en sépia dorée, à l'image du titre - et d'où se détache magnifiquement la robe rouge de Liz Taylor lors du combat de boxe. Il y a aussi les jeux d'ombre (la face obscure des personnages) et de miroirs. Il y a de très beaux mouvements de caméra, des travellings horizontaux, découvrant puis dissimulant, et n'aboutissant le plus souvent nulle part, avec en point d'orgue la course folle et essentielle du cheval emballé. Il y a un énorme travail sur le montage entre les divers centres d'intérêt, les passerelles qui les relient - ou non. Il y a un travail tout aussi remarquable sur le son, entre le frôlement des feuilles annonçant l'arrivée du soldat nu, passant aux côtés de Brando sans le voir pour ne se soucier que du cheval martyrisé, divers bruits inquiétants, comme du verre brisé, ou un accident de voitures, la pluie et l'orage final. Et si l'action est le plus souvent suspendue, de nombreux indices, souvent des fausses pistes (un couteau ouvrant une porte, une paire de ciseaux dont on s'empare subrepticement) sont là pour distiller l'angoisse. La partition musicale de Toshiro Mayuzumi , excellente, renforce encore cette impression sourde, angoissante, crispante et crissante, jusqu'à l'explosion finale.

Tous les interprètes sont à l'avenant : Brando dans un contre-emploi absolu, psycho-rigide, guindé, maniaque de la propreté et de l'ordre, mais très en désordre à l'intérieur, ridicule, ridiculisé constamment par sa femme, pathétique et en même temps il reste parfaitement lui-même, dans l'extrême lenteur affectée, dans la diction, dans les mimiques ou dans la gestuelle (son dernier cours, tout en silences ouverts sur rien et en tête inclinée de la façon la plus raide, un grand moment) - à cet instant il est définitivement pathétique, et de son seul fait, de son génie d'acteur. Elizabeth Taylor, en parfait contrepoint, compose un personnage définitivement insupportable (ou pas) où les parts respectives de la vulgarité et de la classe sont impossibles à démêler, quand la frustration et fragilité ne parviennent plus à se dissimuler derrière la frivolité ou la provocation érotique. Et derrière la force apparente, elle touche aussi, et remarquablement, au pathétique.

Un ultime personnage, celui du domestique philippin, qui répond au doux nom d'Anacleto, peut gêner par son jeu sur-expressif, qui peut sembler insupportable. mais c'est sans doute lui qui tient les clefs ; c'est lui qui évoque l'oeil d'or (sur le dessin d'un paon) et ses reflets. En réalité il tient le rôle du bouffon (sa chute burlesque, mais pas drôle pour autant dans l'escalier), de celui qui révèle l'envers des choses. Car cette micro société, fermée sur elle-même, de relations exacerbées, fantasmées, masquées, d'individus/insectes qui s'agitent en vain c'est évidemment la représentation, le reflet grotesque (au sens premier), caricatural, inquiétant, ricanant et plus que réaliste du monde ordinaire. Tout le pessimisme, la lucidité et le génie de Carson McCullers sont là et John Huston a su les traduire de très brillante façon.
pphf

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