Un passeur sachant passer sans douter sait passer

Stalker est une épreuve qu'Andreï Tarkovski nous impose, de ces épreuves qui vous changent, qui vous ramènent au sens réel, au sens premier du cinéma. Par sa durée et sa lenteur, sa rigueur et ses thématiques, le film se regarde comme un chemin de croix éblouissant, se vit comme une ascension. Tourné en longs plans-séquences d’une beauté qui paraît même impensable, investi de monologues incantatoires et de fulgurances esthétiques, Stalker se joue de toute concession pour évoquer l’idéalisme vain de l’homme qui croit à la possibilité de donner le bonheur pour reconstruire le monde, croyance imparfaite débouchant sur l’échec d’une vie sans plus d’émerveillements.


S’appuyant, sept ans après Solaris, sur un récit à la trame pseudo-fantastique (inspiré du roman des frères Strougatski), le film raconte la quête d’un écrivain et d’un scientifique (deux visions qui s’affrontent, la spirituelle et la rationnelle, face aux dangers et à la vérité) à la recherche de la "chambre des désirs" située quelque part dans une zone mystérieuse et interdite alors que le monde semble aller à l'abîme, se liquéfier littéralement. Un stalker, passeur clandestin qui connaît les secrets de ce lieu, sorte de prophète aveugle, d'innocent au visage sale, va les guider à travers ce no man’s land périlleux pour les mener à la chambre, endroit symbolique (central ?) du monde où tous les désirs peuvent se concrétiser.


La zone n’est finalement qu’un univers clos, replié sur lui-même, vaste espace mental où les dangers et les pièges ne seraient que la représentation des doutes et des obsessions de chaque individu (les troubles de l’âme se matérialisent, mettent à nu la détresse immense de l’humanité en perte de tous ses repères). Ce voyage vers la chambre, épopée initiatique qui défait de la moindre illusion, aura raison des convictions de ces hommes. Tous perdront la foi face à leur impossibilité à assumer leurs désirs, leurs espérances et leurs rêves, et, face à eux-mêmes, apparaîtront seuls comme jamais, mais bien vivants.


Fidèle à son formalisme mystique et poétique (magnifié une fois de plus par la musique d'Edouard Artemiev), jouant sur une temporalité étendue et les mouvements internes de chaque plan (seulement 142 pour 2h40 de film), Tarkovski fait de Stalker un requiem habité par la pureté et le renoncement, le sacré et les éléments. La nature, comme dans tous ses films, influe sur la destinée de l’homme, ici elle est à la fois accueillante et redoutable, ramenant au commencement des choses, aux origines de la vie (le stalker allongé en position fœtale sur un bout de terre entouré d’eau). L’eau, précisément, tient une place essentielle tout au long du film ; bienfaitrice ou menaçante, elle est montrée sous ses aspects les plus divers (flaque, rivière, cascade, pluie...), mais toujours comme une force primitive, miraculeuse, qui prévaut à maints changements, intimes et/ou universels. Et jusqu'à ce verre d'eau chutant de la table, à la fin, mû par une autre force (celle de l'esprit, celle de l'inconnu) dont on sait la présence, mais pas encore la nécessité. Décider de ses rêves, enfin ? Croire en l'avenir, seul ? "Tout se répètera, tout se réalisera, vous rêverez tout ce que j'ai vu en rêve" (Arséni Tarkovski, L'avenir seul).


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mymp
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le 15 nov. 2012

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