Dans cet univers poisseux, grisâtre et bruyant subsiste une légende ; celle de la Zone, un territoire mystique, interdit et dangereux, sorte de Lieu Saint allégorique, comme un prolongement de la parabole amorcée par son auteur avec l’océan jaune de Solaris. Dans son immense projet d’évoquer l’homme, la foi et les limites de la connaissance, Tarkovski, avec Stalker, ne fait qu’explorer encore plus loin ses obsessions ; ces thématiques brumeuses qui ont rythmé de bout en bout l’ensemble de sa carrière, dont ce cinquième long-métrage est sans nul doute l’aboutissement le plus total.


La particularité des réalisations de Tarkovski, tirades philosophiques d’une densité parfois écrasante, c’est qu’elles peuvent aussi se concevoir comme des expériences purement sensitives. On pourrait étudier Stalker sous toutes les coutures, démystifier l’art de son auteur en une multitude de justifications, d’explications théoriques de son trait – mais on y perdrait une composante fondamentale : l’émotion. Le regard perdu, interrogé et fasciné que l’innocent spectateur pourrait poser sur un objet cinématographique aussi radical, repoussant les limites mêmes de la narration et de l’illustration-mouvement. Stalker, autant qu’un objet d’analyse, est aussi un objet de rêves et de cauchemars, d’admiration purement sensorielle de ce qui fait, au fond, le goût primitif si précieux de l’œuvre tarkovskienne.
Stalker est une poésie ; qui dans l’enchaînement de l’évocation, du silence et de la parole, construit des idées autant qu’il s’inscrit dans une ambiance marquée. On retrouve dans la plupart des films de Tarkovski une certaine idée de la religion et la croyance, qu’elle soit confrontée à l’art ou à la science. Le cinéaste n’a jamais été anti-scientiste, mais on retrouve dans son discours un argumentaire très subversif vis-à-vis de la vérité admise. Pour lui, l’homme possède le besoin fondamental de croire en quelque chose, de conserver en lui une part d’émerveillement naïf, comme une formulation d’espoir, devant des concepts ou des évènements qui le dépassent complètement. Une thèse qui s’exécute par le parallèle : celui du cadrage, de la colorimétrie, ou encore du montage sonore. C’est dans cette composition cumulative de tous les procédés de mise en scène à sa disposition que l’on aperçoit le génie en action : en construisant son atmosphère en deux temps, en jouant avec la perception subjective du spectateur, en interprétant la chaire filmique qu’il tente de mettre en place, Tarkovski se révèle comme un conteur physique, et non verbal – c’est en cela que Stalker se différencie tant de Solaris.


On se retrouve, comme les protagonistes, face à un monde complexe, au-delà des conceptions du visible et de l’invisible. La description n’aurait finalement aucun sens, mais ce n’est pas pour cela que la caméra de Tarkovski ne possède pas de sémantique : comme lors d’une méditation ou lors d’une prière, des ondes semblent se dégager de Stalker. On pourrait difficilement en faire une preuve de la qualité de leur source, mais elles existent. Serait-ce de la magie ? Ou une illusion ? Il n’y a pas de réponse. Une conclusion qu’il faut placer dans la continuité idéologique de l’art de son auteur : pourquoi vouloir donner un sens à ce qui n’en a pas, pourquoi vouloir justifier ce qui relève de l’injustifiable ? Stalker est un monument parce que Tarkovski sait parler à son spectateur, comme aucun autre cinéaste. Plus que parler, il sait chanter, et sa musique est l’une des plus belles que le septième art ait jamais connu.

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le 9 janv. 2016

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Vivienn

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