Stray Dog
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Stray Dog

Film de Mamoru Oshii (1991)

Quel étrange long métrage de Mamoru Oshii que ce Stray Dog. C’est du Oshii me répondront la plupart d’entre vous, rien de surprenant à cela. Ouais, en effet, ça serait mentir que de d’affirmer que le maître ne s’aventure jamais vers des contrées inexplorées et incongrues. Toutefois, ici c'est différent, dans toutes ses productions assez récentes, aussi singulières soient-elles, il y a toujours une constance, une homogénéité qui définit l’œuvre quelle que soit la scène que l’on regarde. C’est sur ce point précis que Stray Dog est presque aux antipodes du reste de sa filmographie, aussi génial et merveilleux qu’il peut être maladroit et risible. Nonobstant, après plusieurs visionnages, j’ai fini par comprendre que peut-être… avec certitude, l’amateurisme apparent n’était pas le fruit du hasard. Me prévalant de détenir la capacité de ressentir ce qui s’agite dans son esprit, d’avoir pleinement conscience de la motivation profonde qui le pousse à créer, j’ai sous-estimé son talent et sûrement surévalué ma sensibilité artistique. Avant d’écrire d’entamer l’écriture de cette critique, même si mon arrogance me fait croire que j’en ai saisi toute la substance, il y a de fortes chances que je vous en partage à peine le dixième. Mais soit, comme dirait mon oncle bourguignon : « Un bon peu vaut mieux que rien »…


Stray Dogs : Kerberos Panzer Cops est la préquelle, filmée cinq années plus tard, de son premier film live « The Red Spectacles », lequel, soumettait au spectateur la conception et le pourquoi de son rôle d’artiste. De la même façon que David Lynch ou Tarkovski, Mamoru Oshii nous faisait vagabonder dans les tréfonds de son esprit au sein duquel on peinait à trouver son chemin, celui qui mène vers cette part de vérité qui déterminera sa motivation première. La même qui veut nous faire rêver et s’interroger sur la place de chacun d’entre nous dans ce monde si violent et impermanent. Avec surprise, Stray Dog ne s’inscrit pas dans cette continuité. Certes, il entame plus ou moins l’amorce de ce que pourra sembler être le récit par la suite, mais il subsiste une réelle indépendance entre les deux. C’est davantage avec Jin Roh dont Oshii est le scénariste qu’on peut retrouver le même esprit, la même mélancolie ambiante. Dans la même logique, c’est au niveau du scénario que Jin Roh et Stray Dogs n’ont aucun lien si ce n’est de partager cet univers particulier. D’ailleurs, parlons de cet univers, au sein d’une société japonaise en proie au chaos et à la confusion, pour laquelle la seule solution viable selon les autorités était de créer une police anti criminelle d’élite. L’unité « Kerberos», formée d’hommes et de femmes affublées d’une armure noir muselant tout ce qu’il pouvait leurs rester d’humanité, était réputée pour son efficacité et surtout son absence totale de pitié lorsqu’elle était confrontée aux rebelles désespérés. Ce n’est qu’après un putsch raté que toute la brigade s’est dissoute et que son leader « Koichi Todome » a lâchement abandonné ses hommes pour finalement mettre un terme à son exil sur la péninsule voisine de Taïwan. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’il sera rejoint par son plus fidèle subordonné « Inui ». Je vous rassure, je ne vais pas vous bassiner avec le background purement « politique » du film. Comme souvent avec Oshii, la vérité est ailleurs.


Koichi Todome était le personnage principal de The Red Spectacles, on pourrait le considérer comme l’alter égo cinématographique d’Oshii. Dans cette séquelle, il a trouvé un sens à sa vie, une identité propre et unique. Prenant place un an plus tard dans le récit, ce n’est donc pas encore le cas dans Stray Dog, mais cela aurait été vain ou tout du moins non pertinent de centrer la narration sur des fuites successives. C’est pourquoi, Mamoru Oshii a préféré s’intéresser au « déclic » qui l’amènera à retourner à l’endroit auquel il appartient, vers son foyer. Et quoi de mieux pour mettre en exergue un instant décisif, que de tourner autours, patiemment, en prenant ses distances, de telle façon à ce que l’inévitable confrontation devienne le point d’orgue d’un virage à 90 degrés. C’est pourquoi, nous vadrouilleront sur les routes et les chemins accidentés d’un pays qui rappelle le Japon tel qu’il était dans les années 50 au côté d’Inui et de la fiancée de Koichi, tous deux à sa recherche, mais chacun pour une raison différente.


Stray Dog se traduit par « chien errant ». J’aurais difficilement donné meilleur titre à ce long métrage tant il sied à la perfection aux deux hommes en question. Inui était tel le cerbère, le chien de l’enfer, serviteur dévoué d’un maître despotique. C’est pourtant de la colère et même de la haine qu’il devrait ressentir à son égard, celle de l’avoir laissé là, sans aucun ordre, aucune consigne, livré à lui-même aux mains du gouvernement en place. Dirigé par les hommes qui l’enfermeront des mois durant dans une cage d’acier de laquelle il perdra toute volonté de combattre et de fuir, victime de ses sentiments contradictoires et duels. Aujourd’hui pourtant, délaissé, il n’est plus qu’un chien égaré, surmontant les plus terribles difficultés pour éprouver le réconfort de flairer à nouveau l’odeur oubliée de son maître.


C’est lors de son périple à Taiwan qu’il se sentira à nouveau revivre, se sentant de plus en plus proche de son ancien supérieur et voyant en la femme qui l’accompagne un maître de substitution duquel il se laissera mener par le bout du museau sans dévier de sa quête initiale. Ces scènes permettent à Oshii de nous offrir des images d’un lyrisme et d’une poésie bouleversante, parfaitement soutenues une fois de plus encore par la musique divine de Kenji Kawai. Toute cette partie du film, de plusieurs dizaines de minutes, que certains trouveront relativement longue et lente figure dans les quelques moments de grâce que j’affectionne le plus de la part du cinéaste. A leurs décharges, je ne cacherai pas que cela vient probablement du fait que le personnage d’Inui et moi-même partageons à ce moment précis plus que je ne saurais le décrire. Quoi qu’il en soit j’y reviendrai…


Durant les 45 premières minutes et jusqu’à ces retrouvailles inévitables, comme on pouvait s’y attendre, le jeu des acteurs est en phase complète avec l’atmosphère qui s’échappe de chaque fragment de la pellicule. Des protagonistes tout en retenu, où les longs silences veulent souvent dire bien plus que la multitude de dialogues assommants que nous sommes à même de retrouver dans le cinéma européen. Au détours d'une plage, exténués et perdus, Inui entend quelqu'un siffler un air familier, il s'en approche... ce n'est qu'à quelques centimètres que, surpris, il se retrouve nez à nez avec Koichi. Lorsque les regards de ces deux hommes se recroisent à nouveau après plusieurs mois d’absence, c’est tout comme si nous nous retrouvions devant un autre film. Nous passons en effet d’un drame mélancolique à une comédie burlesque en l’espace d’un instant. Il suffit pour cela d’imaginer un chien déchiré par l’absence de son maître, gémissant inlassablement ses sempiternelles complaintes puis, lorsqu’il entend le moteur de la voiture dont il reconnaitrait le bruit entre mille, voit son comportement changer du tout au tout. Un talent fou aidant, Oshii parvient à préserver l’essence de la poésie qu’il distillait depuis le début et poursuit sans heurt la thèse centrale. Peu de réalisateurs possèdent cette faculté, ce don d’ubiquité dans leur manière de filmer. Les mêmes génies qui sont au-delà de tous ces carcans artificiels, de toutes ces conventions qui préviennent peut-être les errements de certains mais confinent la propension à émerveiller des plus talentueux.


Le génie souvent inné chez le peu d’artistes d’exception est en mesure déployer toute l’envergure de ses prédispositions si tant est que de son côté son hôte soumette l’effort nécessaire, l’oubli de soi devant son rôle. Si on peut parfois douter, à tort ou à raison, de ses choix artistiques, personne ne pourra reprocher au maître un manque d’engagement dans ses travaux qui transpirent tout l’amour et la passion qui l’habitent. C’est ainsi qu’à travers ses multiples réalisations, celles-ci sur des supports distincts, il est parvenu à acquérir un savoir-faire unique. Le milieu de l’animation et du cinéma classique sont à mille lieux l’un de l’autre, toutefois il est un des seuls à ma connaissance à avoir réussi à trouver le chaînon manquant, celui-là même qui lui a autorisé à lier ces deux mondes qu’on croirait antinomiques.



Ça peut dérouter, voire même choquer de voir ces acteurs arborant auparavant une mine impassible et l’instant d’après se calquer à l’image d’un cartoon de la grande époque. Ce n’est qu’après quelques secondes qu’à l’insu de notre plein gré on s’y habitue. Contrairement à certains films, il n’y a aucune dualité qui s’instaure pour nous faire vivre une expérience à double sens. L’esprit du long métrage est toujours intact, pas seulement, il est enfin complet et prêt à nous délivrer sa véritable richesse. J’ai longuement insisté sur ce mélange des genres, car son importance est fondamentale. Les amateurs des œuvres du cinéaste feront sans doute le parallèle avec le film Patlabor premier du nom en repensant à toutes les bouffonneries qu’on y trouvait alors que la phase plus « sérieuse » s’apparenterait davantage aux regards songeurs qu’ont les personnages de Patlabor II. De facto, j’éviterai consciencieusement d’approfondir le parallèle entre ces deux licences de peur de subtilement digresser et de ne plus avoir rien à dire par la suite.

Il est de mon avis personnel que l'utilisation du burlesque dans plusieurs de ses réalisations sont avant tout des messages adressés aux spectateurs mais aussi à ses pairs. Comme c'est si souvent le cas, avec vanité et suffisance, de nombreux artistes ont une haute idée de leurs capacités et des œuvres qu'ils ont créées. L'intention d'Oshii n'est pas de les inciter à se flageller pour les faire se tourmenter de leur médiocrité hypothétique ou réelle, il essaie, en toute humilité, de les prévenir qu'avoir une opinion plus que favorable de son propre talent ou de ses qualités obscurcit fatalement le jugement qu'on en a. Si on y regarde de plus près, jamais dans le film, que ce soit dans les interludes méditatifs ou dans les moments de grand n'importe quoi, la vérité intrinsèque à son processus créatif ne change. Pourquoi ? Car il a pour principe de jamais se prendre au sérieux, de toujours se mettre en retrait par rapport aux valeurs qu'ils essaie d'insuffler dans chacune de ses créations. Vous conviendrez qu'en fonction de ce film, on ne peut pas infirmer cette résolution qu'il porte au nue et ceci, jusqu'à son paroxysme.

Après ces retrouvailles mouvementées, j’ai été bouleversé par la seule question qu’Inui voulait tant poser à koichi, celle qui a dû le tourmenter tout ce temps, le prévenant de toute initiative. Non, ce n’est pas « Pourquoi ? », comme on pourrait le croire, mais l’interrogation d’un homme qui se sait perdu et impuissant :
« A partir de maintenant, que dois-je faire ? »
Je vais me répéter, certes, mais essayez d’imaginer à quel point un homme qui prononce ces paroles est aussi perdu qu’il est humble. Avouer son ignorance et de se soumettre en son âme et conscience à un autre homme est peut-être idiot dans la plupart des cas, sachant le manque de loyauté du premier, mais tellement beau et courageux. C’est ainsi, que pris de remord et d’affection pour son ancien subordonné, Koichi, ancien leader sanguinaire, propose à Inui de partager un bout de chemin ensemble, dans une cabane laissée à l’abandon au milieu de nulle part.

Les trois protagonistes réunis, le rythme évolue, baisse et accélère sans qu’on ne comprenne vraiment pourquoi, mais toujours avec douceur et tendresse. Le temps coule plus ou moins vite au gré des saisons et de la nature. Et si pour la première fois, chacun d’eux vivait la vie qu’ils n’avaient jamais eue, qui sait…
Deux hommes, une femme, un endroit reculé, je vous vois venir avec vos gros sabots. Ouais en effet, ça a un petit air des « Valseuses », avec des rôles similaires qui sembleraient correspondre à ceux de nos trois personnages centraux, oui, mais dans les grandes lignes seulement. Là où Dewaere, Depardieu et Miou Miou partageait plus que de la bonne humeur dans une notre société post-soixanthuitarde, si vous voyez où je veux en venir, dans Stray Dogs les liens qui unissent ce trio ne sont pas plus complexes, ni plus légers, ils sont plus pures, excusez du peu.
Mamoru Oshii n’est pas considéré par les cinéphiles comme un érudit dans la science des femmes, ni un vieux briscard des relations sentimentales. En effet, il ne l’est pas dans les communes mesures qu’on prend pour argent comptant aujourd’hui. Lui, préfère s’attacher à son penchant absolu, désintéressé, que certains nomment « amour universel », à la fois impersonnel et pourtant profondément ancré en chacun de nous. Il exhale de ces rapports humains aussi bien une grande innocence, qui est considérée par nos semblables comme de la naïveté, qu’une force inébranlable que rien ne saurait briser. C’est en ce point que réside la différence majeure entre le cinéma asiatique et celui de nos contrées, et peut-être ce qui rend le nôtre si fragile et inconstant.

Le film aurait pu s’arrêter là, alors qu’ils avaient enfin trouvé la paix de l’esprit à laquelle ils aspiraient tous. Conformément à mon premier paragraphe, leur quête respective était loin d’être achevée. Encore fallait-il obtenir une identité, celle-là même qui octroie la faculté de dépasser tous les obstacles les empêchant d’agir indépendamment les uns des autres. Leur situation aurait pu s’éterniser, cela ne les aurait sans doute pas contrarier outre mesure. Seulement, comme un signe du destin, c’est le passé qui les rattrapera. Du passé, rien ne reste, si ce n’est les souvenirs et les ressentiments de ceux qui sont encore là. Les hauts dignitaires japonais n’ont pas oublié les exactions commises par ces deux hommes et jamais ne pardonneront que leurs autorités aient pu être contestées. Inui pensait que son périple avait pris fin, mais jamais il n’aurait imaginé qu’on le suivrait jusque-là et que sa quête personnelle servirait également les intérêts de ses anciens ennemis et geôliers. Ils savaient bien qu’un chien égaré était prêt à tous les sacrifices, qu’il pouvait surmonter toutes les difficultés pour revenir vers son maître qui lui a tant manqué… Koichi Otome, l’instigateur de cette révolution intestine était devenu l’homme à abattre, caractérisation même de ce qu’ils abhorraient au plus haut point, un homme insoumis sans même savoir pourquoi, toujours révolté envers et contre tout… Même après avoir trouvé sa fiancée, elle qui l’avait recueilli alors qu’il errait de pays en pays sans même savoir quelle était sa destination, il la fuit elle aussi, fuir toujours fuir, oui, mais pour aller où ?...

Un homme au costume et au chapeau tout de blanc immaculé, membre des services secret qui a aidé Inui a trouvé son chemin réclame maintenant son dû. Débordant d’empathie pour Inui, aussi meurtri que résolu à demander au jeune homme de trahir son maître de toujours, il lui propose un marché : Le laisser en paix lui et la fiancée de Koichi, à condition qu’il lui livre ce le seul homme en lequel il a une foi totale. Il a jusqu’à demain midi pour l’emmener au point de rendez-vous, un hôtel abandonné. Ce n’est plus un monde pour les chiens errants, lui rétorque son interlocuteur si mélancolique, il doit vivre comme un homme d’aujourd’hui, comme un loup en meute… Ces moments à part qu’il a vécus à Taïwan, ont-ils servi à quelque chose ? Sur son visage on peut lire une conviction autrefois absente, comme s’il avait déjà choisi sa destinée sans que son maître lui en intime l’ordre. Pourtant, jamais il n’a été aussi soumis.

Ce que les autorités voulaient récupérer, en sus de la tête de Koichi, ce n’était pas que son trophée, leitmotiv de leur vendetta personnelle. Il avait emporté avec lui le symbole de ce qui les avait fait vaciller, dans une simple valise usée par le temps, il gardait précieusement une des armures qu’il revêtait autrefois. Tant qu’un de ses équipements qui inspirait la peur aux citoyens japonais et aux plus hautes sphères du pouvoir était perdu dans la nature, une révolution était toujours possible et cela le gouvernement ne pouvait le tolérer. Il fallait la tuer dans l’œuf avant qu’il ne soit trop tard. Inui, lui, avait laissé derrière lui cette armure, s’il avait été un des fers de lance de cette police d’élite, c’était uniquement pour que son maître soit fier de lui, cela seul justifiait tous ses excès de zèle. Il décida néanmoins, contre toute attente, de la récupérer. Sur un toit d’immeuble, assis avec le charisme d’un général de guerre, Koichi Otoma attendait on ne sait quoi, avec sa valise et dans son costume de ville bien particulier, comme s’il se doutait de quelque chose.

C’est à ce moment qu’on entame la dernière partie du film que certains qualifierait de « portée vers l’action ». Oui en effet il y a des combats, mais comme je l’avais précédemment expliqué, le côté cartoon et exagéré de ces scènes leurs confèrent quelque chose d’irréel. Durant ces quinze dernières minutes, plus violentes, du moins sur le plan physique, nous avons l’impression de regarder le même film tout en regardant un autre. C’est une sensation très étrange. De plus, elles sont suffisamment ratées, enfin je croyais, pour éviter qu’on les prenne trop au sérieux. J’ai comme eu l’impression que Mamoru Oshii a essayé de nous dire que la violence gratuite n’est pas dans l’absolu une part de ce monde, mais dans celui des hommes elle l’est fatalement. De ce postulat, c’est un amer constat que nous nous devons d’accepter, celui d’être prêt à répondre au feu par le feu, consentir à affronter cette violence pour les causes et les personnes qui devraient en être épargnées. Ce raisonnement rejoint les principes mêmes de la vertu martiale, cette même philosophie que ses pères fondateurs ont tant de mal à garder intacte au-delà de ses contrées originelles. Ce que je n’ai pas dévoilé, c’est qu’Inui est bien allé faire ses adieux à son maître, dans le but de lui prendre sa valise, de gré ou de force. C’est donc par la force que devra se régler ce différend. S’en suit un combat aussi calamiteux que catastrophique, mal joué, mal chorégraphié et surtout mal filmé. L’élève qui défie son maître, un symbole éculé, certes, nonobstant, ici, tout n’est pas aussi simple ou je dirais même que tout est d’une simplicité absolue, enfin même si vous n’avez rien compris, j’y reviendrai en long en large et en travers.

Pensez-vous réellement qu’Inui aurait été suffisamment fourbe et intéressé pour trahir l’homme auquel il s’est dévoué corps et âme ces dernières années. Il est vrai que cette armure pourrait servir de monnaie d’échange, mais cela suffirait-il à ces hommes de pouvoir, éternels insatisfaits, à daigner les laisser vivre en paix. Assurément non, c’est pourquoi, au nom des deux dernières années qui lui ont offert un foyer duquel jamais il n’aurait souhaité se retirer, il va devoir agir. Il a finalement réussi à trouver sa place, non plus en tant que chien fidèle à son maître, mais en tant qu’être humain. Une scène prenant place quelques minutes plus tôt en atteste. Reprenant la métaphore du chien qui mord la main de son maître, la même qui la nourrit jusqu’à présent, on y voit le jeune homme réagir violemment au manque de savoir-vivre de Koichi. Ecœuré par sa manière peu ragoutante de manger, Inui lui assène un coup sans force mais suffisamment vif pour lui donner une signification toute particulière. Peut-être qu’il peut continuer à lui donner des ordres auxquels il obéira sans broncher, néanmoins, s’il le fait, c’est en son âme et conscience, par sa volonté propre. Il est peut-être encore soumis, mais c’est par Amour qu’il le fait aujourd’hui. Il n’est donc plus le cerbère sans foi ni loi, ni le chien égaré cherchant désespérément le maître qui lui fait tant défaut. Cependant, s’il se rend au point de rendez-vous, ce n’est pas pour discuter, encore moins négocier, non, il s’y rend pour protéger les personnes qu’il aime…

Pour cela, il va devoir se vêtir à nouveau de l’armure qui l’a tant fourvoyé. Mais plus pour les mêmes raisons, encore moins de la même façon. Rien ne pourra plus l’écarter de ce qu’il est devenu, il doit devenir « Le Chevalier Noir ». Hop, hop, hop ! Attendez un peu, on parle de Batou là ou quoi ?! Ouais et pas qu’un peu. Je trépignais d’impatience avant d’en arriver là, mais je souhaitais ardemment qu’au cours de cette lecture, vous faisiez vous aussi l’analogie quasi parfaite avec l’homme chauve-souris. C’est bien simple, la trilogie de Nolan aborde le même thème, point par point, et excepté le final, rien ne diffère. Non, non, non, Nolan n’a pas plagié je peux vous le jurer. Le fait est que cette quête d’identité est une part dominante de la philosophie, aussi bien occidentale qu’orientale. Certains me soutiendront que cela attrait davantage à de la théologie. Alors soit, la notion de foi, même si elle sous-jacente est quoiqu’on en dise évidente, mais loin des dogmes à même de faire fuir les plus athéistes d’entre vous. La question qui devrait naturellement vous venir à l’esprit, et si ce n’est pas le cas du vôtre, ça l’est du mien, est : Qu’est-ce qu’un chevalier noir ?

Derrière cette appellation bien grandiloquente et fumeuse se cache pourtant des concepts extrêmement profonds et complexes. Un chevalier noir, c’est un être qui s’est pleinement soumis à sa foi, tellement qu’il n’existe plus qu’à travers celle-ci. Elle devient condition de son existence et c’est par elle qu’on l’identifie. Un tel homme est au-delà des règles, des lois et plus étonnement au-delà du bien et du mal. Il pourra commettre des actes admirables puis l'instant d'après méprisables, sans chercher à se justifier ou à se faire pardonner. Par delà ses convictions et sa foi, aucun n'aurait l'outrecuidance de prétendre pouvoir l'absoudre de ses méfaits qui n'en sont pas en toute état de cause. Hé ! Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, le bien et le mal sont bien réels, mais de nos yeux d’êtres humains, l’interprétation de ses notions est souvent, comment dirais-je, « variable ». Il ne faut pas se résigner pour autant, c’est en effet par l’apprentissage et l’expérience, que notre degré d’écoute et notre faculté de discernement s’affinera petit à petit, lentement mais sûrement. Si aujourd’hui, nous nous contentions de faire seulement le bien, avec la maladresse et les erreurs qui vont avec, je peux vous promettre qu’on ne serait pas au point où nous en sommes. Cela peut vous paraître évident, mais à mesure que l’on prend conscience de sa médiocrité, avoir la juste attitude est un effort de chaque instant. Chez les bouddhistes, on qualifierait un tel être d’« éveillé », chez les catholiques il serait sur le calendrier… Mais bon, trêve de bavardages. Poursuivons cette analyse.

Inui part donc à la rencontre de l’homme en blanc, en silence, et revêt l’armure de son ancien chef de division. Il ne faut pas se fier aux apparences, il sera peut-être jugé par ses pairs, mais cela il s’en moque. Ses lunettes de protection s’illuminent d’un rouge menaçant, le moment est enfin venu d’être sans pitié avec ces hommes qui ont osé s’attaquer à ses proches. A bien y regarder, il est impossible de dénoter la moindre différence entre le démon d’hier et le chevalier noir d’aujourd’hui. Une unité de combat grimée comme des clowns, au sens propre du terme, assure la protection de l’espion et les intérêts de leurs commanditaires. Pendant plusieurs minutes, une scène de gunfight, de la même trempe que le combat livré quelques instants auparavant, se déroulera sous nos yeux perplexes. La peur, la consternation, la moquerie, l’ennui : Tous les sentiments contradictoires par lesquels nous passerons, dans l’ordre, dans le désordre et parfois même simultanément. Le constat est toujours pareil, excepté l’issue, tragique. Après avoir éliminé tous les hommes de mains, Inui succombe de multiples blessures dont son corps longiligne était criblé et relâche une balle en plastique rouge, comme celles qu’on lance à nos amis canins. Il essaie de la rattraper, mais en vain, il est déjà trop tard, il est parti… laissant à même le sol sa dernière once de servitude qui le retenait ici-bas.

Il est temps de passer à l’épilogue qui marque la fin du combat, de l’existence d’Inui, jeune chien égaré qui a trouvé un sens à sa vie bien avant son ancien maître. Pour seul préserver le foyer qu’il avait enfin trouvé, il s’est sacrifié. Je ne voulais pas digressé, mais ce long métrage aborde tant de thèmes distincts que je ne peux passer outre. Le sacrifice est considéré par les philosophies orientales et les grandes religions comme l’acte de foi et d’amour ultime, celui qui rend, en un instant, la pire crapule en un héros éternel. Pour Inui, c’était l’aboutissement terminal du cheminement qu’il avait emprunté au fil de ses soumissions. Lui qui n’a jamais connu le libre arbitre. Il l’a transcendé au-delà de toutes les présuppositions. Sa volonté n’était pas conditionnée par ses envies narcissiques et une recherche épicurienne insatiable, non, elle était parfaite harmonie avec l’amour qui submergeait son cœur. Ce même qui donne la force d’accomplir des miracles… parfois au prix de sa vie, ainsi soit-il…

Koichi Todome, n'a plus le choix, il est temps pour lui de rentrer au Japon, pour renouer avec ses origines et tenir la promesse qu'il avait faite.

De toute cette thèse, Oshii soulève une question évidente :
Quel est l’homme le plus libre :
- Celui qui fait tout ce qu’il désire quand il le désire.
- Ou celui qui vie dans une totale et volontaire soumission pour laquelle il est prêt à tous les sacrifices.
C’était une question rhétorique comme vous l’aviez compris, néanmoins je me dois de nuancer le deuxième point. La seconde proposition est vraie à la seule condition que cette soumission susnommée prenne source dans des principes absolus et intemporels. Se soumettre à un autre homme par définition imparfait, , autrement que par amour, ne pourra que déboucher que par des mésinterprétations et une vision altérée de ces mêmes principes. C’est d’ailleurs pour cela qu’au cours de l’histoire les pires exactions ont été commises par les religions.Si on parvient à s’affranchir de tous ces cadres subjectifs, alors oui, c’est bien la liberté, insoumise, dont nous pourrons jouir, enfin, en théorie et dans l’absolu, si tant est qu’on s’en donne les moyens…

EDIT du 19/01/2013 :
- Ajout d'un nouveau paragraphe sur le pourquoi du burlesque
- Précision quant à la définition sémantique du terme "chevalier noir"
Mehdi-Ouassou
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le 7 janv. 2013

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