Bora Bora, île préservée de l'influence des Occidentaux, paradis terrestre où l'on batifole gaîment en cueillant des noix de coco et pêchant au harpon. Arrive Hitu, homme de main âgé du seigneur de Bora Bora. Ce dernier veut faire de la belle Reri la femme sacrée de l'île, celle que nul homme ne doit toucher, car elle représente l'honneur de son peuple. Las, la belle venait juste de s'éprendre de Matahi, musculeux pêcheur. Ce dernier, le jour où elle doit partir, l'enlève et tous deux fuient vers une île de pêcheurs de perles colonisée par les Français.
Matahi y montre ses aptitudes de plongeur, mais ne connaissant pas la valeur de l'argent, s'endette sans le savoir auprès d'un tenancier local. Il doit aussi soudoyer le policier local pour que celui-ci oublie l'avis de recherche diffusé sur le jeune couple. Alors que les espoirs du couple de fuir plus loin, jusqu'à Papeete, s'éloignent, Hitu réapparaît un soir et menace Reri. Matahi, peu avant, a décidé d'aller pêcher dans l'endroit tabou occupé par un requin gigantesque, et en sort indemne, avec une perle assez grosse pour payer sa dette. Mais lorsqu'il rentre, il trouve une lettre de Reri annonçant qu'elle part accepter son destin. Matahi refuse, tente de rejoindre à la nage le bateau d'Hitu qui fuit. Il crawle de toute ses forces, mais se fait distancer et meur finalement noyé, tandis que le mot "Tabou" apparaît à l'écran.
Film en deux parties, "Paradis" (sur Bora-Bora), puis "Paradis perdu" (sur l'île colonisée, pénétrée par l'argent, l'alcool, le jeu, la modernité, Tabou est, comme je m'y attendais, un film à l'homoérotisme diffus : amateurs d'hommes solidement bâtis torse nu et de pectoraux saillants, ne cherchez pas plus loin.
Je l'ai regardé sans rien savoir de ses conditions de production que ce que m'en disaient les cartons explicatifs, mais bon, une collaboration Murnau-Flaherty dans le Pacifique Sud, tourné uniquement avec des autochtones, ça force le respect.
Reste à savoir dans quelle mesure la connaissance authentique que ces deux auteurs avaient de cette région si particulière du monde a dû passer à la moulinette des canons hollywoodiens ou non. Et je ne me suis pas encore fait mon opinion sur la question. L'histoire, par exemple : est-elle intemporelle, ou est-ce une acclimatation polynésienne des romances type Les amants de la nuit ? Elle sert bien à comprendre ce qu'est le tabou, mais la forme du film m'a beaucoup fait penser à du D. W. Griffith, avec plus de spontanéité, bien sûr (je pense notamment aux scènes avec Reri, par exemple quand elle joue de la guitare de manière insouciante.
En fait, je ressens le même dilemme que devant les photos de E. S. Curtis sur les indiens d'Amérique. L'homme a fait un énorme travail, poussant souvent des Indiens qui s'étaient complétement acculturés à reprendre les parures de leur parent pour fixer une dernière fois, pour la postérité, le mode de vie indien. Mais au final, l'impression qui se dégage des photos est tout de même celle d'un portraît victorien. Ce qui n'ôte rien à la valeur de conservatoire de ce travail. Je ressens un peu la même chose avec Tabou : c'est un film fait avec de vrais acteurs polynésiens (chapeau pour la direction d'acteur s'il s'agissait vraiment d'amateurs), mais c'est tout de même une fiction, qui suit un schéma narratif comme celui d'un mélo comme A travers l'orage, et l'on suit facilement l'histoire, à quelques bizarreries de rythme près.
Belle scène de la ruée des bateaux boraboriens vers une goélette européenne : ils fendent l'onde comme des poissons d'argent (bizarrement sur l'air de la Moldau). La première scène de pêche, la seule tournée par Flaherty, est saisissante. Bon, les scènes avec le requin, c'est du bricolage, mais ça ne choque pas et ça a dû demander tout de même bien du travail. La musique, si elle inclut des choeurs polynésiens, s'inscrit pour beaucoup dans la tradition de musique dramatique hollywoodienne à la Max Steiner, et c'est parfois fichtrement agaçant. Enfin, si vous cherchez du Murnau dans ce film, vous risquez d'être un peu déçu : si les scènes de nuit sont nombreuses, ne vous attendez pas à de l'expressionnisme ou à ce mélange de réalisme féérique que l'on peut observer dans L'aurore ou Le dernier des hommes. Ici, le cadrage est plutôt académique et narratif, et l'originalité se trouve dans la volonté ethnographique attribuée à la caméra.
Tabou est une bonne clé pour entrer dans la mentalité du Pacifique sud, mais respecte les canons du cinéma hollywoodien des années 20-30, à quelques originalités près.