Taxi Driver, qui remporte la Palme d’Or à Cannes en 1976 au prix d’une féroce polémique, est sans conteste un des chefs-d’oeuvre de la filmographie de Martin Scorsese – si ce n’est le meilleur de tous, y aurait-il un fou dans la salle qui les aurait tous vus pour m’éclairer ? Robert De Niro, qui vient de remporter l’Oscar du meilleur acteur pour Le Parrain II, est au sommet de sa carrière et de son talent. Époustouflant, il confère au personnage de Travis Bickle la carrure nécessaire pour se mesurer à l’atmosphère pesante et hypnotique du film, lequel s’imposera au fil des années comme une référence culte.

CAUCHEMAR EVEILLE : TRAVIS BICKLE ET LA DEPRESSION

Lorsque Paul Schrader écrit le scénario de Taxi Driver en 10 jours à peine, il est en pleine dépression : sa femme l’a quitté, ses écrits ne se vendent pas et il sombre dans l’endettement et la solitude, arpentant de nuit dans son véhicule les rues de New York, fréquentant les cinémas pornographiques pour tromper l’ennui et développant une obsession malsaine pour les armes à feu. Cette dépression transpire de tous les aspects du film tel un poids omniprésent. Travis Bickle perd peu à peu pied, sombrant dans sa propre réalité au rythme lancinant de la bande-originale signée par Bernard Hermann. Cette musique oppressante trouve d’ailleurs écho dans la BO (par Howard Shore, pourtant) d’un autre film de Martin Scorsese, bien plus tard, illustrant les scènes de folie répétitive et autodestructrice d’Howard Hugues dans Aviator.

Travis, en proie à d’incessantes crises d’insomnie (mauvais souvenirs de la guerre du Viêt Nam, syndrome post-traumatique en puissance ?), devient conducteur de taxi nocturne afin de s’occuper. Ses blessures, sa solitude et la fange à laquelle il est confronté toutes les nuits dans les rues de New York affectent peu à peu sa raison. Il arrive un stade où son seul interlocuteur satisfaisant reste un miroir ; il est donc prisonnier de son propre monde. Nous-mêmes spectateurs sommes prisonniers de cette démence car la narration est presque exclusivement effectuée à la première personne, une influence que Scorsese tire notamment du genre Film Noir. A cause de ce mode narratif, nous sommes Travis Bickle, et celui-ci nous entraîne dans son point de vue et ses obsessions, à un tel point que nous ne savons plus distinguer le bien du mal parmi ses actions.

Une seule scène d’omniscience se distingue : cette malsaine danse d’Iris avec son mac. Aucune image choc mais de nombreuses informations choquantes : idylle d’une prostituée de 12 ans enamourée de son proxénète, utilisée, manipulée. En réalité, cette scène pourrait être un fantasme paranoïaque de Travis justifiant ses actions meurtrières par la suite. Une fois de plus, Scorsese nous choque et nous impose presque la logique de son personnage.

Dans une interview, Martin Scorsese explique : "L’idée d’une hallucination est de toute évidence un point de vue, quand une personne traverse cette frontière entre la fantaisie et la réalité. La fantaisie est aussi réelle que la réalité, le rêve est réel, la paranoïa est réelle ; les gens n font probablement rien contre vous mais vous pensez que c’est le cas."

A mesure qu’il succombe à la schizophrénie, encouragé par les rencontres sordides qu’il fait au coeur de la nuit New-Yorkaise, Travis est en proie à des raisonnements de plus en plus extrêmes. Protégé par son taxi, il ne fuit pas cet environnement ; il s’y plonge au contraire de plus en plus, alimentant ses phobies et sa paranoïa. Au-delà de son fantasme de vigilante, de ses penchants profondément xénophobes, sa vision de la femme est caractéristique de la dualité poussée à laquelle il est confronté : d’une part Betsy, blonde glaciale, de blanc vêtue tel un ange ; intouchable telle une Madone ; d’autre part Iris, la Putain. Toutes deux l’obsèdent et influencent ses actions. Toutes deux le rejetteront à leur manière. Betsy refuse de le suivre dans le monde sale et nocturne qui obsède Travis ; Iris refuse d’en être sauvée.

L’excellent article du blog Odyssée du Cinéma analyse sa relation paradoxale au sexe :

“Toutes ces oppositions ne sont pas vraiment surprenantes venant de Travis, cet homme contradictoire, comme le remarque Betsy lors de son premier rendez-vous avec le chauffeur de taxi. C’est pour cela qu’elle parle d’une chanson de Kris Kristofferson ”C’est un prophète, un pourvoyeur , moitié réel, moitié fiction, ambulante contradiction.

Betsy a raison sur ce point.

Travis est écœuré par la prostitution qu’il voit dans la rue. Il dévisage d’ailleurs d’un air sévère des proxénètes et est réellement dégoûté par la situation d’Iris. Mais en même temps, il va régulièrement voir des films pornographiques. Il va même jusqu’à mimer un revolver avec sa main et le porter à ses yeux, comme pour ne pas voir les images pornographiques défilant sur l’écran, comme si cette arme fictive pouvait supprimer ces images.”

L’AMERIQUE TRAUMATISÉE

Taxi Driver, sorti à l’issue de la Guerre du Viêt Nam, est celui d’une Amérique traumatisée. Travis, vétéran de cette même guerre, cristallise les peurs et le dégoût d’une nation qui est partie “nettoyer” un autre pays – sans succès – pour retrouver au retour des villes comme le New York dépeint par Scorsese : souillé, pauvre et grouillant de tout ce qui se fait de plus hideux chez l’espèce humaine. Un “égout à ciel ouvert”, comme la décrit Travis Bickle.

Cette Amérique, qui à la fin du film fait d’un homme à moitié fou son héros et lui offre une rédemption immédiate pour des actions dites de bravoure. Une fin controversée qui devient presque l’enjeu de la compréhension de toute l’oeuvre… est-il mort ? Est-il vraiment vivant, savourant son statut de héros ? A-t-il réussi à expulser ses démons ou va-t-il tout simplement recommencer ? Cette fin est-elle un fantasme de plus ou la réalité ? Martin Scorsese explique qu’il souhaitait imposer un sentiment de bombe à retardement : que Travis allait potentiellement recommencer dès qu’il aurait à nouveau accumulé trop de violence en lui.

Et surtout, combien d’hommes comme lui parcourent les rues aux Etats-Unis au sortir de la guerre, encouragés par un pays en mal de rédemption et de sécurité ? Le pays est-il perdu à ce point qu’il doive porter aux nues un meurtrier ? En réalité, au sortir de la guerre du Viêt Nam, beaucoup de soldats ont été fortement décriés et l’armée considérée comme responsable du fiasco de la défaite. La fin faisant de Travis un héros, offrant la rédemption à un vétéran de cette guerre, est une fois de plus du domaine de la fantaisie. Par son suicide, raté puis simulé, il accède à un nouveau départ.

Les Etats-Unis, en 1976, viennent de faire l’expérience d’une rare violence avec les deux guerres d’Indochine. Les Etats-Unis, brisés par la guerre, ont perdu l’optimisme et les idéologies de paix portés par les années 60. Taxi Driver se fait l’écho de cette violence et la retourne contre le pays-même. Certaines scènes vont profondément choquer le public à l’époque (le film échappe de peu à un classement X), une controverse qui durera de nombreuses années, renforcée par John Hinckley, Jr. tentant d’assassiner Ronald Reagan, prétendant que Taxi Driver l’y avait inspiré alors qu’il était tombé fou amoureux de Jodie Foster. Schrader, Scorsese et De Niro y gagnent un interrogatoire avec le FBI…

L’ALCHIMIE D’UN CASTING ATYPIQUE

Le choix d’acteurs pour Taxi Driver est certainement original, en particulier celui de Jodie Foster. Celle-ci est actrice depuis ses 4 ans et maîtrise déjà les caméras mais le rôle d’une prostituée à 12 ans est une autre affaire. Pourtant, elle relève le défi, prenant pour modèle une véritable prostituée, apparaissant dans le film comme son amie. Afin de paraître plus adulte, elle se fait doubler (de corps) par sa soeur Connie d’une vingtaine d’années. Ainsi, Iris devient cet étrange être entre deux âges, au visage d’enfant et au corps de femme : une créature presque contre-nature mais étrangement adaptée au rôle qui lui est confié. Jodie Foster y trouve un tremplin définitif pour sa carrière.

Robert De Niro, quant à lui, joue avec naturel un spectre d’émotions et comportements contradictoires. L’ennui succède à l’action, la langueur précède la frénésie… sans oublier un humour porté par les expressions seules des acteurs (ce dialogue entre Travis arborant son impayable tête de con et le garde du corps est irrésistible). La froideur qui exsude de l’anti-héros lors de scènes de paroxysme émotionnel renforce la violence à laquelle nous assistons. Enfin, son talent est tel que la séquence qui restera le moment-culte du film, You talkin’ to me ?, est totalement improvisée. That’s right bitch !

Afin de se préparer au rôle de Travis, Robert De Niro s’est entraîné au métier de chauffeur de taxi. Il conduisait de nuit, à Manhattan, notamment dans des quartiers sordides de la ville. C’est ainsi qu’il prend dans son véhicule une jeune demoiselle qui deviendra sa femme : Diahnne Abbott, qui joue l’ouvreuse du cinéma porno dans le film.

Harvey Keitel s’est lui aussi entraîné au rôle du mac… en fréquentant des proxénètes. AMBIANCE. Une méthode qui a porté ses fruits puisque son personnage est absolument répugnant…

Un dernier phénomène m’a particulièrement marquée : cette impression de pureté se dégageant de Betsy. Elle incarne à la perfection la femme inatteignable… par Travis, et également par tout ce qui se fait de pire à New York, comme si tous deux ne faisaient qu’un et qu’elle en était épargnée. Elle disparaît juste avant la descente aux enfers de Travis et ne réapparaît qu’au moment de sa rédemption.

L’anecdote qui fait plaisir : Martin Scorsese joue lui-même dans son propre film, remplaçant un acteur manquant. Il se glisse ans la peau d’un client plus qu’étrange (voire carrément psychopathe) grimpant dans le taxi de Travis.

UN FILM CULTE

Au fil des années, Taxi Driver n’a rien perdu de sa force. Il se fait le reflet d’un pays et d’une époque, mais reste intemporel tant ses thèmes peuvent trouver écho à n’importe quelle date. Il aurait pu exister en 1950 ou encore en 2012, et bénéficie encore de nombreux hommages.

Notamment ici (la première vidéo est la scène d'origine):

http://www.youtube.com/embed/lQkpes3dgzg
http://www.youtube.com/embed/okQJPUTQMqA
http://www.youtube.com/embed/7Zwom8b4Gu4
http://www.youtube.com/embed/qpLp0wP-rN8

C’est en partie grâce à cette intemporalité que Taxi Driver s’impose par-delà la polémique comme un des chefs-d’oeuvre de l’histoire du cinéma.
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le 17 sept. 2012

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