[Attention : un peu long, mais le film le mérite] Ce film dépeint la trajectoire d'un bouc-émissaire, Batman, et son rôle pour l'ordre social. Il débute le film en bouc-émissaire adulé (exclu car appelé "Vigilente", mais adulé au point qu'il suscite des vocations d'imitateurs). Mais le termine en bouc-émissaire pourchassé, ce qui est la forme la plus courante du bouc-émissaire (le film se conclut sur son échappée, poursuivi par les flics). Mais avant de voir en quoi cette trajectoire est véritablement philosophique et intéressante, et pourquoi ce film est en vérité une vraie petite pépite, venons-en à une mise en place du cadre nécessaire.

La réaction la plus habituelle du spectateur après The Dark Knight est de trouver le film "plutôt bon mais bizarre". Il souffre effectivement d'une densité qui est fatiguante et demande beaucoup de concentration. Et si on vient à manquer d'énergie, on ne peut pas non plus vraiment se rabattre sur des "scènes d'action" qui sont toujours intégrées à une narration plus compliquée (beaucoup de personnages, on perd le fil du pourquoi du comment ils se battent). En ce sens Nolan a un peu raté son public.

Et ce, précisément parce que son film est trop riche en contenu. Beaucoup trop riche, une richesse qui est occultée par l'action. Mais je la trouve très intéressante.

The Dark knight est un film qui met en avant toute une illustration anthropologique de l'ordre social. Je m'explique. La relation la plus importante à comprendre ici est bien entendu celle qui relie Batman au Joker. Nolan arrive à faire ici de ces personnages deux figures symboliques adultes très impressionnantes, et qui sont toutes deux les représentantes d'une vision de la société.

Le Batman est un exclu, il est hors-société, et il désire devenir un modèle imité, un idéal de justice, qui, un jour, pourra disparaître quand les habitants de Gotham auront rétabli un système sans corruption. C'est un bouc-émissaire qui a du pouvoir, comme tous les boucs-émissaires : au lieu de se voir reprocher tout le mal dont souffre la société (ce qui est généralement ce qui arrive au bouc-émissaire) il est au contraire adulé pour son rôle de pacificateur. Mais dès le début du film, son statut positif se voit entrer dans la controverse. Certains commencent à réclamer qu'il se montre à visage découvert.

C'est bien entendu ici que le Joker prend toute sa place. De ses propres mots, il est "un agent du Chaos". Quelqu'un qui joue avec la société en mettant à l'épreuve les "principes" de justice et de moralité dont elle se veut la garante, et par lesquels elle juge les exclus, notamment les criminels (mais aussi Batman lui-même). L'idée du Joker : dès qu'on introduit du chaos, les gens "civilisés" commencent à se bouffer. La "justice" n'est qu'une illusion, une création de la majorité pour choisir qui exclure ou inclure, mais nullement une "civilisation" avancée. Il tente de prouver cela en pourchassant Dent (qui deviendra Two Face), incarnation de l'idéal de justice, lui aussi poussé à la corruption, hésitant sans cesse entre le juste et le chaos.

Ces deux personnages de Batman et du Joker étant posé, c'est leur relation, et ce qu'elle symbolise, qui va donner au film toute sa profondeur. La société de Gotham essaye d'évoluer vers une société ordonnée. Avec de l'ordre, de la justice. Batman est une figure mythique, un bouc-émissaire, qui sert à pacifier ce moment de construction. Il fait en sorte que cette réorganisation sociale se passe au mieux, mais ce faisant il est une sorte de tyran, et non de héros, car il décide seul du bien commun. Il n'attend qu'une chose : que la société soit à nouveau elle-même capable de penser à son propre bien. Il pourra alors ranger son costume. Le fait qu'il n'est pas un héros est souvent souligné dans le film (notamment dans la discussion entre Alfred et Rachel quand Dent se fait passer pour Batman). Batman est un bouc-émissaire "positif" : il a le pouvoir, magique, de guérir la société.

Le Joker introduit le chaos. Plus concrètement, ce que le Joker fait, c'est d'instaurer une pression, une idée de danger permanent qui peut frapper n'importe-où. Il menace tout le monde, tout le temps, et partout. Les protections sociales habituelles (argent, police, moralité) n'ont aucune prise sur lui, et il le montre (il brûle l'argent, corrompt la police, fonctionne de façon irrationnelle et déraisonnable par principe). Il introduit ce qu'on appelle en anthropologie de l'indifférenciation. Et l'indifférenciation crée la panique, elle désorganise, elle met les gens en compétition et en rivalité les uns envers les autres. Chacun est prêt à tuer son voisin s'il pense que ça pourrait ramener un semblant de sécurité pour lui. Il faut voir avec quelle facilité le Joker se joue de la population avec ses petits jeux, transformant les gens en bêtes violentes.

Et il est proche de la victoire. Le Joker montre toujours plus fort que la chaos, en effet, met à rude épreuve, voire détruit, les principes d'organisation sociale. Harvey Dent meurt corrompu, son symbole de justice brisé. A peu près tout le monde a trahi tout le monde au moins une fois. Et nul, à part Batman, ne semble en mesure de l'arrêter. La société se montre à nouveau facilement incapable de s'auto-gérer pacifiquement. (Le Joker dit par exemple : "do you know what Gasoline and TNT have in common ? They are cheap", relevant la facilité avec laquelle la société tombe en morceaux). Le Joker entend montrer que la "civilisation" n'est qu'une belle hypocrisie, et que seule vaut la loi du plus fort : il est une pure volonté de puissance.

Batman n'a qu'une seule façon de s'en sortir, de mettre le Joker en échec. C'est de passer du statut de bouc-émissaire positif à celui de bouc-émissaire négatif. C'est-à-dire de passer de celui à qui on attribue un pouvoir de guérir à celui à qui on attribue le pouvoir de tout détruire. Il doit devenir un vrai bouc-émissaire pourchassé de tous, de façon unanime. Car il sait que cette unanimité est la condition pour que la société se sente soudée et agisse de façon collective. Contre lui, certes, mais, comme le disent les dernières paroles du film "he can take it". Batman ne peut pas avoir de limite, autre thème qui revient durant le film entre Bruce Wayne et Alfred. Il doit être tout puissant, positivement comme négativement, et c'est la condition de la pacification ordonnée de Gotham.

Le film s'achève cependant sur une ambiguïté, qui est de montrer que certains citoyens ont choisi, malgré la menace, de rester moraux. Il s'agit de l'épisode des deux bateaux, où chacun a la possibilité de faire sauter l'autre pour se sauver, mais ne le fait pas. Batman s'encourt, pourchassé, mais il y a peut-être à l'horizon, tout de même, la possibilité d'un dépassement du statut de dépendance de la société à l'égard de Batman.

Nous avons ici une vision de l'ordre social complexe, qui montre la faiblesse des démocraties et des idéaux de justice : ils restent vulnérables à une dimension humaine fondamentale, l'indifférenciation, la tension qui affecte tout le monde. Les règles que nous nous donnons n'y résistent pas. Et dans ces périodes, nous n'arrivons à nous en sortir qu'en créant des boucs-émissaires. Ce qui veut dire que nous cherchons des héros et des démons pour nous pacifier, ce qui est un échec de la démocratie dans son idée-même. Nous aurions besoin de nous en remettre à des figures magiques et mythiques pour ne pas nous autodétruire. Le film se termine sur cette question : peut-on dépasser ce besoin de bouc-émissaire, positif ou négatif ? On attend le prochain volet pour voir comment la question sera traitée.



IIILazarusIII
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le 26 déc. 2010

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