Des circonvolutions implacables de The Master il subsiste un étourdissement
comparable aux films de Stanley Kubrick. La virtuosité de l’ensemble paraît impénétrable,
un mur apparent de perfection qui dissimule des doutes profonds. Le maître du titre et la
maîtrise du film sont les mirages d’hommes en proie au questionnement perpétuel, affamés
par leurs désirs. De ce point de vue, The Master est à rapprocher de There Will Be Blood.
Le maître est le double inversé de Daniel Plainview, entrepreneur immoral et machiavélique
interprété par Daniel Day-Lewis, réflexion dans le miroir de cet être carnassier se dévorant
lui-même.

Une plage où des marins de la Navy lâchent prise : le premier d’entre eux est Freddie
Quell, animal indompté, presque caricatural. Il simule un rapport sexuel avec une femme
sculptée dans le sable, boit le gas-oil du bateau alors que hors champ les radios annoncent la
capitulation du Japon. Retour à la vie civile pour lui l’asocial, le pulsionnel, l’homo sapiens.
Un mot sur l’interprétation de Joaquin Phoenix d’abord. Il est ici protéiforme,
méconnaissable dans sa maigreur bosselée, absolument formidable. Sans cette qualité inouïe
d’interprétation The Master aurait été creux, coquille d’orfèvre, jonque venteuse et vacante.
Freddie est un homme incontrôlable, impuissant à assouvir les pulsions qui se jouent de lui.
Il rappelle le simili-John Holmes de Boogie Nights ou le faux benêt de Punch-Drunk
Love, êtres dont l’horizon ne se révèle que dans la rencontre avec l’altérité.

C’’est ainsi que se dévoile finalement, derrière l’apparat, ce qu’est le film : une
histoire d’hommes impuissants et abandonnés. Qu’il s’agisse de Lancaster Dodd,
le « Master » du titre, dont les diplômes innombrables n’empêchent pas l’impuissance
intellectuelle (convaincre et faire croire pour ne pas se confronter) ou de Freddie Quell
littéralement impotent mais obsédé, l’homme est un serpent qui se mord la queue. Cette
inefficacité n’est pas synonyme d’inutilité, elle regorge de gestes puissants auxquels la mise
en scène s’accorde : ici un travelling à tombeau ouvert, là un plan fixe où les deux
personnages s’affrontent à travers les barreaux. L’idée peut également être brillante comme
la séquence où Freddie est interrogé par le Maître et doit répondre sans fermer les yeux et
sans réfléchir. Une beauté vénéneuse, émerge lentement de la relation entre Freddie et
Lancaster, elle est dans l’effet que l’un a sur l’autre, dans la contagion animale et alcoolisée
de Lancaster par Freddie, dans les notions intellectuelles et spirituelles que le Maître
transmet à son élève.

Il y a de l’amour entre les deux hommes, une forme de reconnaissance immédiate
pour son frère humain malgré leurs différences fondamentales, proche de l’inversion par
ailleurs. Ils sont le corps et le cerveau, indissociables mais inaccordables sauf osmose
temporaire, moment de grâce où les deux hommes se retrouvent après un court séjour en
prison et se roulent dans l’herbe, retournés à l’enfance et à la simplicité.

Transpercé par l’obsession, Freddie résiste tout au long du film à l’influence
du « Master » et des fidèles à sa Cause bien que, paradoxalement, il serait le plus propice à
y trouver une raison d’être. Dans une séquence finale mimétique, en Angleterre, les deux
hommes sont enfin confrontés à leur impuissance à comprendre l’autre et à se comprendre
eux-mêmes. Devant le fossé infranchissable on ne peut plus que chanter, au-delà des mots,
transmettre par la mélodie l’émotion subséquente. Entre la pulsion et l’intellectualisation
réside le vrai objet inconnu du désir.

The Master est curieusement optimiste pour un film où les personnages errent
perdus en eux-mêmes ou, à l’image de la femme de Lancaster, imperméables aux autres.
Dans l’espace qu’il crée entre le maître et l’élève se tiennent les multiples expressions du
comportement humain dont la beauté réside dans le mystère et sa persistance à échapper à la
raison. The Master est un film où la pensée se reconnaît parfois vaincue, incapable de tout
englober, lucide devant les innombrables formes revêtues par le désir.
Dans ses habits trop grands, Freddie ne peut se remplir. Le marin n’a que faire de
l’illusoire stabilité terrestre. Revient à plusieurs reprises cette image de la traînée du bateau,
perturbant la tranquille étendue d’eau, passé et origine du mouvement, inexorablement mené
vers l’avant par le « holy motor », son saint désir.
Meo
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le 7 mars 2013

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