Circonspect, j'hésite entre me pâmer devant l'intelligence phénoménal du scénario écrit par Aaron Sorkin et me fermer pour toujours à ces scripts à tiroir qui étirent la narration au point que les personnages ne sont plus des êtres mais des portes, laissant celles-ci toutes ouvertes au mépris des courants d'air. Mais la première impression est cette fois la bonne, car à bien y regarder il y a une réflexion approfondie dans la manière choisie de conter cette histoire de self-made man édifiante et contemporaine.

La véritable réussite de cette narration tient en fait à l'empathie que l'on ressent pour ces hommes qui ont gravité autour de Mark Zuckerberg (Jesse Eisenberg) qui, lui, est à part. Il y a son meilleur ami et financier des débuts, Eduardo (Andrew Garfield, tout en ombres et lumières), il y a ses colocataires de Harvard, les jumeaux Winklevoss, Sean Parker (Justin Timberlake, entre la performance et la roue libre) et tous ces étudiants avides d'informations et d'exutoires. Et M. Zuckerberg se chargera de leur offrir sur un plateau, opportuniste et génie, la plate-forme tant fantasmée : le marginal étant finalement celui qui les a le mieux compris, depuis sa solitude.


Bien qu'exécuteur de l'idée, Zuckerberg a en réalité phagocyté toutes celles de ceux qu'il a rencontré. Fin observateur de son temps, il n'a hissé son outil qu'en s'emmurant en son sein, au prix des relations humaines, en sacrifiant à la réussite tous ceux qui l'entourait. Bâti autour des deux principaux procès auquel il a dû faire face, le film narre chronologiquement le chemin d'un homme si concentré qu'il a enfanté d'une baleine : celle où navigue 500 millions d'utilisateurs, celle du voyeurisme et de l'échange, celle du meilleur et du pire – surtout du pire. Il a clôt sa vie pour afficher celle du monde , dans un tel rejet et dans un tel dégoût qu'il a livré l'instrument ultime, le repère d'une génération qui n'en avait plus.

Selon la thèse proposée par David Fincher et Aaron Sorkin, la lucidité peut atteindre le point de non retour, celui où Zuckerberg se livre corps et âme au monstre qu'il a créé, reconnaissant finalement son incapacité à vivre sans (voire la fin, remarquable). C'est en fait la chronique d'une génération qui place l'individu au centre de toute chose, et de tout phénomène, pour que l'un se différencie de l'autre. L'originalité humaine nécessite désormais une preuve, un résumé, des informations immédiatement accessibles, une vérification à tête reposée et un regard en biais sur celui qui nous intéressera peut-être à l'avenir.


Dans la vengeance c'est le discernement dont s'est défait Zuckerberg et c'est la réussite première du film du cinéaste américain. En castant Jesse Eisenberg il a transmis au plus haut point, par la mimique et la retenue, l'introspection forcée d'un être dépassé par son présent, qui met au point le moyen de le figer... et de faire exister de manière permanente un être virtuellement « par l'encre et non par le crayon » (pour reprendre un dialogue du film).

Dans sa mise en scène même, D. Fincher s'accorde à celui qu'il filme, cadrant ses gros plans comme des photos de profil, virtualisant le monde dans des salles de procès, enfermant les protagonistes dans des dialogues où chacun défend sa vision du monde, à celui qui aura la répartie la plus sarcastique, ou la plus appropriée. La bande originale composée par Trent Reznor vient cristalliser toutes les tensions implicites dans une musique électronique portant son propre commentaire (voire la scène de la course d'avirons) ; les émotions ne s'expriment plus, elles se crachent ou s'étouffent.


Plus jeune milliardaire au monde, Mark Zuckerberg est sans doute, si l'on en croit le long métrage, le plus seul. Répétant incessamment qu'il n'a que faire de l'argent, il se consacre tout entier à sa baleine, quitte à en être le poumon.
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le 25 mars 2011

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