«Frères», « mère ». Outre l'exergue issu du Livre de Job renvoyant à une plainte lancinante et obsédante questionnant le mystère de la souffrance et le mystère de Dieu, c'est sur ces mots, paroles évanescentes et élégiaques que s'ouvre The Tree of Life. Tenter de traiter d'un film de Terrence Malick revient à se confronter à ce que Philippe Parenno appelle « des peaux de banane herméneutiques », en raison de l'aura énigmatique, nébuleuse, entourant le personnage et l'érigeant en cinéaste démiurge au langage ésotérique. Comprenez l'outrecuidance d'une lecture purement philosophique de ses films. La Ligne Rouge et Le Nouveau Monde, bien qu'empreints de mysticisme, parvenaient au travers de leur cohérence chronologique et narrative tangible, à nous préserver d'une certains nombre de dangers dans l'analyse. The Tree of Life, de par sa démesure absolue, semble lui bel et bien développer un métalangage. C'est en vain qu'on lutte, face à un tumulte d'images et d'émotions, avant d'accepter de se perdre dans un voyage entre naturalisme exacerbé et mysticisme dévorant. Deux extrêmes, sorte de terra incognita dans la filmographie du cinéaste.

Tout commence par une annonce; calamité venant troubler une cellule familiale dont on ne peut délimiter les contours. Qui ? Le frère, le fils. Pourquoi cette souffrance si intense ? Dans La Ligne Rouge, Witt, soldat entretenant un lien permanent avec la mort et s'interrogeant sur l'acceptation de celle-ci, formule une hypothèse dont l'écho se répercute sur The Tree of Life. « Peut-être qu'il y a une âme universelle dont chaque homme a une part. Tous les visages d'un même homme. Un être universel. » Une arborescence universelle, symbole des lois de l'univers, arbre de vie, de Jessé, dès lors que l'on prend pour référant les grands principes maternelles. D'où la lumière. La lumière qui était bonne. Et toujours sur la base de ce référant, Dieu qui sépara la lumière des ténèbres. Il « fit le firmament et il sépara les eaux inférieures au firmament d'avec les eaux supérieures. » Il fit « deux grands luminaires, le grand luminaire pour présider au jour, le petit pour présider à la nuit. » Le voyage s'intensifie, grandiose et sensitif, véritable cantique dédié à l'« Être », alors que les eaux grouillent de bestioles vivantes et que l'oiseau vole au-dessus de la terre, face au firmament du ciel. « Dieu créa vivants les grands monstres marins, tous les êtres vivants et remuants selon leur espèce. » Puis survient le cataclysme, levant ainsi le voile sur la pleine puissance d'un jeu de cercles concentriques, dont l'« Être » constitue le centre; centre du microcosme et du macrocosme.

À l'infiniment grand se substitue l'infiniment petit, le microcosme familial de l'homme, Jack – prénom au combien ordinaire – alors enfant, dans une petite ville texane des années cinquante. Ce retour en enfance, aux origines, apparaît alors comme une nécessité pour lui, homme moderne tentant de saisir la permanence des choses dans un monde aseptisé et labyrinthique sur lequel il n'a aucune emprise. Cette perdition n'est pas sans évoquer, dans une certaine mesure – l'ironie des Coen en moins – le protagoniste principal de A Serious Man, – version moderne du Livre de Job et film marqué fortement lui aussi de l'empreinte de l'enfance – Larry Gopnick.
L'adoption formelle et narrative des principes mêmes régissant la mémoire témoigne de la démarche extrême du cinéaste. Le voyage de Jack, mais également de Malick, compte tenu du caractère profondément autobiographique du film, n'épouse pas un ordre chronologique, la mémoire étant au contraire désordonnée, vagabonde, fantasque. Il en résulte un palimpseste où l'amour du cinéma et de l'« Homme » côtoie une seule et unique permanence, l'union fraternelle. Des trois frères, seul Jack se distingue comme réceptacle d'une dualité père / mère, nature / grâce semblant l'étouffer; « Père, mère, vous luttez toujours dans ma tête, et vous continuerez. » À l'inverse, les tourments et les chagrins auxquels il est en proie n'affectent pas ses frères qui, bien que soumis à l'autorité du père, parviennent à s'affranchir de lui en embrassant dès l'origine la voie maternelle de la grâce. Le constat de l'échec paternel – en réalité le véritable Job du film – vis-à-vis des cadets s'en trouve dès lors décuplé car retranscrit selon le point de vue de Jack, à la fois jaloux et envieux de leur audace à dire, lors d'un repas en famille, « tais-toi », ou à refuser de mettre en pratique les préceptes énoncés lorsqu'il s'agit d'apprendre à se battre. De cette voie maternelle, unilatérale découle-t-elle la chute ? Seul Jack atteint l'âge adulte, après s'être confessé auprès de son père, résigné et la voix chargée de dépit, « quoi que je fasse, je suis celui qui te ressemble le plus. » Ce n'est qu'une fois adulte, au gréé de ses errances métaphysiques, qu'il franchit le seuil, se réconciliant avec l'autre, dans un lieu où l'eau abonde et où figure l'arbre de vie. Il laisse de nouveau bruler en lui la flamme de la grâce maternelle et fraternelle qu'il croyait éteinte, retrouvant ainsi la lumière.
Crockett
8
Écrit par

Créée

le 4 août 2011

Critique lue 514 fois

2 j'aime

2 commentaires

Crockett

Écrit par

Critique lue 514 fois

2
2

D'autres avis sur The Tree of Life

The Tree of Life
Malgo
3

Critique de The Tree of Life par Malgo

"Terrence Malick je te hais. Tu as volé 4h33 de ma vie Je hais tes fantasmes sur les arbres. Je hais tes fantasmes sur la femme pure et stupide et rousse à grosse bouche Je hais tes phrases...

le 1 juin 2012

269 j'aime

102

The Tree of Life
Torpenn
2

L'ennui vous appartient

Après le terrifiant Nouveau Monde, j'avais juré qu'on ne m'y reprendrait plus. Encore la preuve que je devrai m'écouter plus souvent. Terrence Malick est un primitif, un simple, un naïf, c'est ce...

le 26 mai 2011

204 j'aime

110

The Tree of Life
Clairette02
10

Le plus beau film du monde

The Tree of life n'est pas un film. C'est un voyage. A faire dans une grande quiétude, une sérénité totale, et en bonne compagnie, sinon vous allez vouloir sauter de l'avion ou du train, c'est selon...

le 19 mars 2012

150 j'aime

79

Du même critique

Je viens avec la pluie
Crockett
7

Critique de Je viens avec la pluie par Crockett

Véritable thriller hallucinatoire, I Come With The Rain nous invite à suivre le périple d'un détective privé (Hartnett) entre Mindanao et Hong Kong, à la recherche du fils d'un industriel chinois...

le 3 août 2011

3 j'aime

1

Magnolia
Crockett
8

Critique de Magnolia par Crockett

Aujourd'hui, tout le monde sait que P.T.A est un cinéaste talentueux. On pourrait même parler de génie cinématographique car peu de cinéastes peuvent se targuer d'avoir réaliser un film de cette...

le 4 août 2011

3 j'aime

Special ID
Crockett
4

Un coup dans l'eau

Avec son trailer hyper-rythmé et hyper-alléchant pour qui aime l'action - et accessoirement l'action version HK -, Special ID suscitait une réelle attente. La promesse d'un film "hyper" à tous les...

le 11 avr. 2014

2 j'aime