Montrer la violence de l'homme à travers le regard innocent d'un cerf

Pour son second film; après Le Canardeur avec Clint Eastwood; Michael Cimino signe une oeuvre puissante et magnifique, couronné par 5 oscars en 1979 : meilleur film, réalisateur, montage, son et second rôle pour Christopher Walken. Voyage au bout de l'enfer est considéré comme un classique, mais aussi de film ultime sur la guerre du Vietnam. Chacun à son avis, mais Full Metal Jacket et Apocalypse Now, sont des œuvres plus aboutis sur le sujet. Cela n'enlève en rien à l'excellence du film, toujours aussi puissant, 37 ans après sa sortie.


On se retrouve dans la petite ville de Clairton en Pennsylvanie, Steven (John Savage) va se marier avant de partir au Vietnam avec ses amis Michael (Robert de Niro) et Nick (Christopher Walken). Ils travaillent tous dans l'usine de sidérurgie avec Stan (John Cazale) et Chuck (Chuck Aspegren). Leurs vies se résument à bosser, vider leurs bières en jouant au billard dans le bar de John (George Dzundza) et la chasse le week-end. Le mariage est aussi l'occasion de célébrer le départ de ses "héros", partant défendre le drapeau américain sur le sol vietnamien. Ils vont connaitre l'enfer et l'envers d'une guerre qui va les marquer et en faire des hommes différents.


D'une durée de trois heures, le film se découpe en quatre segments. Dans la première, Michael Cimino prend le temps de mettre en place les divers ressorts dramatiques et de présenter ses personnages. Avec sa caméra, il offre de nombreux plans larges de la ville avec la fumée s'échappant des fourneaux de l'usine, des arbres aux branches nues, du froid et de l'humidité qui règne dans la grisaille de ce lieu où les rues sont désertiques.


La vie semble difficile pour ces hommes se perdant dans des litres de bières pour oublier leurs quotidiens. Elle est tout autant pour ces femmes maltraitées, acceptant les coups, comme si c'était normal. La dépression et la folie plane sur eux, on la voit dans les regards, comme dans celui de Robert de Niro aux propos souvent incompréhensibles.
La joie se fait parfois sentir, mais toujours après quelques verres d'alcools, comme au bar, puis au mariage. Ces scènes aux dialogues minimalistes, sont l'occasion pour Michael Cimino de démontrer sa maestria en plongeant sa caméra dans la foule, puis de remonter à la surface pour nous montrer divers visages et situations. Les regards s'échangent de la piste de danse, au comptoir du bar, on sent la tension mais aussi l'affection entre eux. L'apparition d'un soldat mutique sorti de nulle part, est un prélude à ce qui attend les trois amis, un avertissement au sujet de leurs futurs. Mais ce sont des patriotes, fiers de partir servir leur nation.
Cette première partie est magistrale, malheureusement la seconde sera moins passionnante. On se retrouve au cœur de la guerre, pas de transition. Les corps sont ensanglantés et les faits se déroulant sous nos yeux sont insoutenables. Michael Cimino semble moins à l'aise dans l'action, tout comme John Savage cabotinant jusqu'à l'excès. Le temps a passé depuis leur départ pour le Vietnam. Leurs regards sont différents, mais Robert de Niro reste fidèle à sa promesse et ne veut pas partir sans ses deux amis, quelque soit le prix à payer. Cette amitié est forte, même si des femmes se sont immiscées entre eux, mais c'est marche ou crève....

La scène de la roulette russe est un des moments cultes de l'histoire du cinéma. Elle est d'une tension et d'une violence exceptionnelle. Est-ce un fait réel ou une pure invention ? Quoiqu'il en soit, cela n'enlève en rien à ce moment inoubliable. Elle fait partie de l'intrigue et du changement de personnalité des protagonistes. Le goût du jeu devient une drogue puissante, même si elle mène à une mort certaine. La folie était déjà perceptible dans la ville de Clairton, elle va prendre corps dans la jungle vietnamienne, au point de ne plus vouloir en partir.
Leurs blessures sont tout autant physiques, que psychologiques. Une distance s'installe entre ceux qui ont connu les horreurs de la guerre et ceux rester au pays. Il y a comme une impression de ne plus être à sa place, avec cette impossibilité de raconter cette guerre. Ils étaient partis avec le sourire, même s'il y avait de la peur en eux. Ils en reviennent brisés et ne seront plus que l'ombre de l'homme qu'ils étaient avant d'atterrir au Vietnam. Il y a une cassure entre eux, même si le mal était déjà présent avant leur départ. Cette troisième partie retrouve la réussite de la première. Michael Cimino semble plus à l'aise dans la fraîcheur de la Pennsylvanie, que dans la moiteur de Saïgon. Est-ce la présence de Meryl Streep ? Surement, elle est touchante et forme un triangle amoureux troublant avec Robert de Niro et Christopher Walken.
La quatrième et dernière partie est la conséquence des actes précédents. Les bons sentiments sont impuissants face à la folie des hommes, cette fin était inéluctable....

Voyage au bout de l'enfer ne parle pas seulement de la guerre et d'une certaine Amérique, mais aussi d'amour et d'immigration, entre autres. Cette fresque est à la hauteur de ses ambitions. Michael Cimino montre un visage peu glorieux de son pays, bien loin des productions hollywoodiennes, exaltants le patriotisme en faisant l’apologie de la guerre.
Le casting est prodigieux, il est amené par un Robert de Niro encore une fois éblouissant. L’ambiguïté de son personnage, le met en permanence sur la corde raide. Il s'est investi corps et âme dans cette aventure, repérant les lieux de tournage avec le réalisateur, en vivant des semaines au cœur de la ville de Clairton et en demandant à son ami John Cazale de jouer avec lui, malgré son cancer des os. Ce dernier décédera avant la fin du montage du film. C'est aussi l'occasion de redécouvrir cet immense acteur, dont la filmographie est parfaite : Le Parrain 1 & 2, Conversation secrète et Un après-midi de chien. Christopher Walken va connaitre la célébrité grâce à cette oeuvre intemporelle. Il rivalise avec Robert de Niro, leurs face à face sont intenses.
Ils ont eu la liberté d'improviser et cela se ressent, conférant une forme de sincérité dans leurs rapports. Ce réalisme sied aux paysages naturels, aux scènes de chasse, de l'homme face à la nature.
On retiendra les regards de ces hommes, mais aussi de celui du cerf. Il est majestueux et possède autant de vie que celui qui le traque pour son simple plaisir. Le film est aussi un hymne à la nature, à sa beauté et pureté, malgré les tentatives de l'homme de le dénaturer. Dans ce sens, il se rapproche d'un autre monument des années 70, Délivrance de John Boorman. La musique de Stanley Myers rivalise avec le banjo d'Eric Weissberg. Enfin, l'immigration est aussi un autre des thèmes abordés. L'Amérique s'est construite sur un génocide, en vouant un culte aux armes et par extension, à la violence. Michael Cimino traitera le sujet plus en profondeur dans son film suivant Les Portes du Paradis, dont la production allait mener à sa perte United Artist. Il continuera à développer ses thèmes dans son dernier bon film L'année du dragon, en étant de nouveau accusé de racisme envers l'Asie, comme dans celui-ci.

Michael Cimino est un immense réalisateur, n'hésitant pas à mettre en scène des histoires originales ou des adaptations compliquées. Il est victime de sa folie des grandeurs et de sa recherche absolue de la perfection, comme tout génie. Ses œuvres sont intemporels et sont des critiques violentes envers son pays, comme le démontre God Bless America, ce chant patriotique déclamé avec beaucoup d'amertume pour conclure sa somptueuse fresque.

easy2fly
8
Écrit par

Créée

le 29 juin 2023

Critique lue 442 fois

2 j'aime

Laurent Doe

Écrit par

Critique lue 442 fois

2

D'autres avis sur Voyage au bout de l'enfer

Voyage au bout de l'enfer
guyness
9

My dear hunter

Avec voyage au bout de l'enfer, l'occasion nous est d'emblée offerte de revenir sur le désastre que peut constituer un titre français par rapport a l'original (désastre qui peut s'appliquer aux...

le 10 mars 2011

154 j'aime

8

Voyage au bout de l'enfer
Gand-Alf
10

One bullet.

Loin de moi l'idée de jouer les nostalgiques du dimanche et les vieux cons mais il faut bien avouer qu'à une certaine époque, le cinéma avait une sacrée gueule. Il n'était pas parfait, loin de là, et...

le 26 mai 2014

115 j'aime

6

Voyage au bout de l'enfer
Kobayashhi
9

Les jeux sont faits. Rien ne va plus !

Voir The Deer Hunter des années après au cinéma, c'est une expérience à vivre, c'est se rendre compte encore davantage des formidables qualités de ce récit inoubliable qui forme un tout. Un film de...

le 9 oct. 2013

83 j'aime

12

Du même critique

It Follows
easy2fly
4

Dans l'ombre de John

Ce film me laissait de marbre, puis les récompenses se sont mises à lui tomber dessus, les critiques étaient élogieuses et le genre épouvante, a fini par me convaincre de le placer au sommet des...

le 4 févr. 2015

63 j'aime

7

Baby Driver
easy2fly
5

La playlist estivale d'Edgar Wright à consommer avec modération

Depuis la décevante conclusion de la trilogie Cornetto avec Dernier Pub avant la fin du monde, le réalisateur Edgar Wright a fait connaissance avec la machine à broyer hollywoodienne, en quittant...

le 20 juil. 2017

56 j'aime

10

Babysitting
easy2fly
8

Triple F : Fun, Frais & Fou.

Enfin! Oui, enfin une comédie française drôle et mieux, il n'y a ni Kev Adams, ni Franck Dubosc, ni Max Boublil, ni Dany Boon et autres pseudos comiques qui tuent le cinéma français, car oui il y a...

le 16 avr. 2014

52 j'aime

8