Qui se souvient de Portal se souvient d'un modèle d'équilibre entre expérimentation (s'échapper de salles-puzzles en 3D) et accessibilité immédiate (humour au flegme british, fluidité narrative). Le prototype de Valve incarnait l'opportunité inespérée d'ôter l'organe primaire du FPS (le shoot) pour y greffer une logique alternative, une approche inédite de l'ubiquité spatiale grâce à ses portails dimensionnels. Brillant de level-designing, d'un cynisme abyssal (une IA, cousine psychotique d'un HAL kubrickien, se moquait de nos exploits avec la plus grande classe), ce premier épisode n'avait qu'un seul défaut : s'offrir comme prologue au charme trop vite consumé.
Au demeurant, Portal joue son 2e chapitre comme une optimisation narrative. Plusieurs siècles après la fin du premier, alors que toute humanité semble avoir disparue, il nous faut encore tracer notre sortie hors d'une immense usine robotique, contrôlée par la même IA, qui a eu le temps d'aiguiser son art du sarcasme et sa rumination vengeresse (fin du spoiler).
Dans les fondements conceptuels, peu voire pas de changements : la résolution des énigmes se fait toujours grâce au portal gun, outil permettant d'ouvrir deux trouées dimensionnels sur certaines surfaces et ainsi atteindre des endroits inaccessibles, ainsi qu'une palette, plus variée, d'éléments (lasers, cubes, tunnels gravitationnels...) à intégrer au Mécano géant.
Il faut cependant reconnaître une ambition, drastiquement rehaussée, des studios Valve à hisser Portal au même niveau qu'Half Life. Aperture Society n'est plus une simple antenne de Black Mesa, mais un macrocosme autonome et immersif. Loin d'être un détail, la qualité des dialogues et des personnages secondaires (le déjà-culte Weatley, œil-robot servant de guide, roi de la loose pathétique) et la minutie d'écriture apportée à chaque cinématique soulèvent une générosité romanesque inattendue pour un univers que l'on croyait façade coquette à un concept virtuose.
Le jeu nous expédie d'autant plus vers des cimes inédites de mélancolie. Lors d'un chapitre de transition, le personnage se voit éjecté dans les bas-fonds de l'usine. Cœur de la matrice, à l'état de ruines oubliées, l'endroit diffuse en boucle des messages de conditionnement et d'orientation (style Dharma Initiative de Lost,) de son constructeur. Difficile, alors, de ne pas faire le lien avec Bioshock ni de voir en Aperture la cousine loufoque de Rapture, phalanstères utopiques toutes deux englouties par la folie humaine. Jusqu'alors simple cobaye désincarné, l'héroïne de la saga gagne ainsi une dimension mythologique, paradigme féminin d'un Thésée égaré au sein d'un dédale high-tech en décrépitude.
Heureuse conséquence : l'envergure narrative bouleverse aussi la linéarité du gameplay. Exit le strict alignement des salles de test. Plusieurs interludes viendront briser la configuration spatiale, contraignant le personnage à parcourir d'immenses pans de la fourmilière automatisée (magnifiques plans de bras mécaniques qui reconfigurent l'espace sous nos yeux, comme les coulisses-mêmes du jeu) au rythme effréné d'un Die & Retry.
Vitesse et vastitude d'un jeu de plateforme, tempérance et exiguïté d'un jeu de réflexion : la logique binaire de Portal 2 ressemble à une partition musicale de maître dans son découpage du décor. Après Mario Galaxy 2, Portal 2 se révèle nouveau cas d'école d'un fantasme vidéo-ludique à faire du level design un art contemporain à institutionnaliser d'urgence.
Finalement, Portal aura trouvé le moyen de garder son statut de fer de lance, comme peut en témoigner son merveilleux mode coopératif. Outre l'arborescence exponentielle des possibilités (deux fusils + quatre portails dimensionnels = prises de têtes²), le jeu prend alors une tournure exceptionnelle lorsqu'il s'agit de dresser en commun le bon algorithme chorégraphique à adopter. Véritable jeu alternatif, ce mode en duo se solde comme une expérience fascinante de notre difficulté à verbaliser notre perception spatiale. Difficulté qui se transforme, si la complicité s'installe, en véritable intuition. C'est finalement grâce à cette nouvelle définition de communication coopérative que Portal 2, en plus d'être un divertissement remarquable, s'affirme comme une œuvre essentielle.