« Attention, on va jeter l’ancre, attention l’encre que l’on jette »

Œuvre de fiction totalement réaliste, « Chalut », publié en 1966, est l’aboutissement d’une auto-expérimentation de B.S. Johnson, alors âgé de moins de vingt-cinq ans, embarqué à bord d’un chalutier en campagne de pêche en mer de Barents, pour créer une œuvre littéraire et pour trouver sa place d’homme et d’écrivain. Monté sur ce bateau pour rester en surface, il se confronte aux raisons de son isolement, revient sur ses déceptions, tente d’apprivoiser sa mémoire, d’ordonner chronologiquement cette matière naturellement déstructurée.

«…Mais ça ne va pas durer, très vite, ils auront filé une nouvelle fois, ils n’aiment pas le voir hors de l’eau trop longtemps, le chalut, inutile, improductif trop longtemps, quant à savoir le moment précis, impossible à dire, je ne sais pas, d’ici, en bas, quant ils vont filer, mais ça ne saurait tarder, ce n’est jamais assez tôt, peut-être alors pourrais-je retourner à mes pensées, ou dormir, je préférerais dormir, bien sûr, mais penser ne pourrait mieux tomber, c’est pour ça que je suis ici, filer les mailles étroites du chalut de mon esprit dans le vaste océan de mon passé. »

Au gré du roulis de la narration, le narrateur rend compte avec force détails des activités à bord du bateau, des étapes de la pêche, de l’éviscération des poissons, puis de son intégration à bord, lui, le passager passif qui reste le plaisancier pour les autres marins, du mal de mer insurmontable qui lui retourne l’estomac, et enfin, comme les remontées des filets de pêche, des souvenirs détaillés ou flous qui lui reviennent par paquets, son enfance, la séparation incomprise d’avec sa mère pendant la guerre, les humiliations à l’école, la lutte des classes durement ressentie par l’enfant, les relations amoureuses et le sexe, encore et toujours.

Un passage comme une sorte de ventre mou au centre du livre (sans rapport avec les conditions météo à bord) n’affaiblit pas la force de ce récit : Fascination de la mer et de la mémoire qui accaparent et se dérobent sans cesse, des malaises nés du mal de mer et des souvenirs qui remontent à la surface, de l’évacuation de la bile et des mauvais souvenirs, pour cette campagne en mer qui agit comme une purge.

L’inconfort de la condition humaine ne passe finalement pas au travers des mailles du filet. Reste la solitude d’un écrivain inventeur qui nous fait lire les arcanes de la mémoire.
MarianneL
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le 29 mars 2013

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