Sur les pentes illuminées de Bunker Hill.

Cela fait maintenant trois ans que j'ai ouvert pour la première fois John Fante, et c'était son roman nommé "Pleins de vie". Si vous voulez jeter un oeil à ma critique, elle est là (http://www.senscritique.com/livre/Pleins_de_Vie/critique/17383069). En tous cas, parler de sublime ou de bouleversant à propos de cette oeuvre est un doux euphémisme, et je vous souhaite ardamment d'aller vous plonger dans ce récit de vie, pulsant l'énergie, l'amour et d'autres choses comme ça, qu'il fait plaisir de se remémorer.
J'ai toujours entendu "Demande à la Poussière" décrite comme l'oeuvre majeure de Fante, le grand classique de l'auteur, celui qu'il faut impérativement lire. Avec ma logique habituelle et ce contre-courant que je me plais à épanouir, j'avais évidemment commencé par une autre oeuvre, gardant celle-là pour plus tard. Et c'est ainsi que trois ans après "Pleins de vie", je retrouve "Demande à la poussière" sur une de mes étagères, et je sais que cette fois-ci, c'est le moment de s'y plonger.
Une préface de Bukowski, ça a quand même un maximum de gueule. Une préface de Bukowski où il explique que vous tenez le livre d'un auteur qui l'a fasciné, lui a donné l'envie d'écrire, redonné confiance en l'écriture, c'est juste l'entrée en matière la plus dingue que j'ai pu lire, bien plus intéressante qu'un préfacier chiant à mourir flattant les chevilles d'un auteur qu'il ne connait pas, au fond.
Ce qu'il y a d'amusant, dans tout ça, c'est ce sentiment que j'ai eu en lisant la préface la première fois, et le sentiment que j'ai eu en la relisant la deuxième fois, une fois le livre fini. Notre cher Buk change alors de costume, passant de référence à descendant. Fante existait sans Buk, et je ne suis pas sûr que la réciproque est envisageable. Ou, si l'on imagine ce cas, on aurait beaucoup perdu en richesse. Mais ici, ce n'est que mon avis.
Alors, une chose est certaine, on a affaire à un récit bien différent de "Pleins de Vie". On se familiarise instantanément avec Arturo Bandini, loser glorieux et flamboyant parmi les losers. Los Angeles, c'est sa terre de conquête, à lui, l'écrivain autoproclamé, car il est venu là pour enfin ouvrir les yeux d'un monde assoupi: comment faites-vous tous pour passer à côté du talent de Bandini? A ne pas y croire. Alors Arturo Bandini compte les quelques pièces qu'il a en poche, et se demande au fil de ses errances dans la cité du soleil s'il va les claquer en café dégueu, en cigarettes, en orange ou en bière. Arturo Bandini n'a pas le choix: la page blanche le tenaille et hante ses cauchemars, il faut changer la situation. Un seul remède, vivre: on écrit sur ce que l'on a vécu, du moins c'est comme ça que fait Bandini. Et bien évidemment, formidable mise en abyme, c'est comme ça que fait Fante. C'est là que la situation devient désespérante: comment parler de femme quand on est puceau, et que l'excitation vient à la seule vue d'un mégot sur lequel un rouge à lèvre vif est venu s'écraser? Comment parler de la dureté et de la virilité lorsque la seul témérité de son existence repose sur le vol d'une bouteille de lait? Et surtout, comment parler de son statut d'écrivain lorsque l'on écrit rien?
Alors Bandini manie l'illusion et le faux, devenu maître dans l'art de la fuite. Faux écrivain, faux séducteur, faux sportif, faux buveur, faux téméraire, faux religieux, mais vrai inquiet. Ce livre, c'est l'élan de Bandini. Ses tentatives souvent malheureuse pour impacter sur la vie, pour s'échapper de la routine morne à laquelle s'emploient tous ces gens aux regards vides et sans émotions qu'il croise dans la rue. car Bandini est là pour donner le change.
C'est là qu'apparait certaines différences majeures avec "Pleins de Vie", et que l'on comprend bien mieux pourquoi Fante a inspiré Bukowski. Car le livre de Fante n'est pas un témoignage absolu de noirceur et encore moins le récit d'une mort intérieure. Néanmoins, force est de constater que l'élan vital est exploré à-travers un nouveau prisme, bien différent de celui de "Pleins de vie". Je ne suis absolument pas d'accord avec les critiques affichant le roman comme pessimiste ou sans espoir, faisant la description d'un cul-de-sac. Si effectivement le propos est sombre, et que la tournure de l'intrigue revêt une dévastation brise-coeur à la fin du roman, le propos de Bandini n'est pas celui d'un homme pessimiste, au contraire. Bandini, s'il est bien dans un cul-de-sac, est virevoltant, iridescent, même lorsqu'il s'agit de décrire sa misère omniprésente.
Car l'écriture de Fante est flamboyante. C'est une écriture qui dit quelque chose, et perpétuellement modulée par le trop-plein d'émotion de Bandini. C'est une écriture qui s'envole et qui dépasse de très loin la médiocrité du quotidien, c'est une écriture qui se nourrit de la souffrance, de l'humiliation pour en faire un vaste discours... Plein de vie.
Alors non, le bouquin de Fante n'est pas pessimiste devant l'éternel à mes yeux. J'y vois même une forme d'optimisme, un optimisme dans la misère. Car prenez un peu de recul... Regardez la vie de Bandini, ses échecs et ses humiliations. Les ressentez-vous comme tels? Bien sûr que non. Car Bandini a ses victoires, et ses remords aussi, mais ses victoires ne sont pas anodines. Car il explose littéralement de joie, il nourrit un feu intérieur qui ne perd jamais une occasion d'embraser tout son univers. Alors des victoires ridicules, c'en est, certes, mais elle ne souligne pas nécessairement le raté qu'est Bandini, et parfois ne nous montre qu'une unique chose: la puissance d'un esprit qui ne veut pas échouer.
Alors bien sûr que Bandini est un raté. Là n'est pas la question, car l'important est cette finalité: Bandini est un raté, mais c'est un raté magnifique, renaissant de ses échecs et imposture pour s'attaquer de nouveau à une aventure absolument pas palpitante: la vie écrasée par le soleil de Los Angeles. Bandini ne fait que toucher le fond, mais il y prend un grand appui et remonte à la surface, prendre une grande bouffée de vie, assoiffé qu'il est pas des idées qui au fond, ne cessent de germer, malgré une page blanche sur sa machine à écrire. Et dans toutes ses caractéristiques, j'ai parfois reconnu le C. Card, détective minale, loser invétéré du très bon bouquin "Un Privé à Babylone" de Richard Brautigan. Difficile ici de ne pas voir l'influence de Fante dans l'oeuvre de Brautigan, tant les réactions et les échecs de Bandini et Card se ressemblent.
Tout comme, évidemment, l'influence que Fante a eu sur Bukowski. Parce que si sur bien des points les auteurs divergent, on retrouve tout d'abord une écriture si caractéristique, où tout est à fleur de peau, où chaque phrase catalyse une émotion, une vie que l'on ne peut imiter. Ce sont deux auteurs qui s'arment de vérité et de talent et qui frappent au corps, usant d'argot comme de poésie pour se faire comprendre. Et c'est sublime. On vit au-travers de ces livres de moments si beaux, si sincères (même si avec Bukowski, on tate parfois pour de bon à la misère, livrée sans concession).
J'irais même encore un peu plus loin dans l'héritage de Fante. Je 'nai pu m'empêcher, par moment de penser à Ellis. Si les ressemblances sur le plan de l'écriture ne sont pas aussi évidentes qu'avec Bukowski, on assiste parfois à un minimalisme qu'ils partagent (même si très honnêtement, parler de l'écriture de Fante comme relevant d'une écriture minimaliste, c'est complètement faux). Et puis, il y a toutes ces errances dans un Los Angeles carbonisé, que l'on retrouve un demi-siècle plus tard dans le recueil "Zombies" de Bret Easton Ellis.
En bref, "Demande à la poussière" est une sorte de chef-d'oeuvre, d'autant plus impressionnant que l'on peut mesurer encore son ampleur aujourd'hui. Un bain d'émotions, racontées à bras-le-corps, sans crainte et sans modération. C'est une expérience très particulière, dévastatrice autant que ressourçante, mais une expérience à laquelle il faut se frotter. Car clairement, le jeu en vaut la chandelle.
Wazlib
9
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le 27 févr. 2016

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Wazlib

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