Un must-read de la philosophie morale

INTRODUCTION ET MISE A JOUR (mars 2018) :
Cette critique ayant déjà quelques années, je ne l'écrirais plus du tout de la même manière aujourd'hui. Il y a un certain nombre de points (notamment des réserves que j'émettais à l'époque) sur lesquels je ne suis plus tout-à-fait d'accord avec moi-même, parce que je connais beaucoup mieux la philosophie Objectiviste aujourd'hui et qu'il me manquait beaucoup d'éléments de compréhension à l'époque où j'ai écrit ce qui suit.


==================


Court, clair et sans verbiage, The Virtue of Selfishness est un must-read de la philosophie morale. La force de la pensée d'Ayn Rand est fascinante. On dit souvent qu'à la lecture de ses romans, il y a un avant et un après. En effet, que l'on apprécie ou pas, sa pensée laisse difficilement indifférent.


De la part d'une romancière, je m'attendais à quelque chose de lyrique, comme une éloge passionnée de l'individu. En fait, il s'agit plutôt de raisonnements rigoureux, s'appuyant à chaque étape de l'argumentation sur des éléments difficilement contestables. (Je parle ici particulièrement du premier chapitre, qui constitue la plus grande partie de l'ouvrage.) Ainsi, Rand révèle des facettes de la réalité que peut-être aucun philosophe n'avait aussi clairement mis en lumière avant elle, pas même ses prédécesseurs Stirner ou Nietzche. Car l'un comme l'autre admettaient l'égoïsme comme une sorte de caprice, tandis que Rand souligne la dimension rationnelle de celui-ci. Et n'accepte en fait que cette dimension là.


D'une pensée indépendante et radicale, Rand attaque nombre d'idées reçues les plus fondamentales. On ne peut que reconnaître l'originalité de sa philosophie, qui bouscule les préjugés les plus généralement admis et pousse à voir les choses sous un autre angle. Mais l'originalité n'étant pas une qualité qui se suffit à elle-même, n'omettons pas de préciser que le propos se révèle également pertinent et juste.


Alors bien sûr, j'ai conscience que l'on peut faire à Rand une multitude de reproches. D'abord il n'est pas impossible qu'il y ait des failles dans son raisonnement apparemment très rigoureux, ou des aspects non pris en compte. En outre, ce qui peut rebuter, c'est que Rand laisse peut-être trop peu de place au doute (contrairement à Nietzsche) : il y a un aspect clos, doctrinaire, systématique, (tout ce qui lui a valu la réputation d'être psychorigide, notamment auprès de Murray Rothbard) presque autoritaire en un sens, voir culpabilisant, elle qui n'a pourtant pas de mots assez durs envers la morale altruiste notamment au nom du fait que celle-ci est culpabilisante, précisément !
On peut aussi légitimement se demander si elle ne manque pas d'empirisme, si elle ne fait pas trop confiance à la "raison pure" : dans son souci de l'homme tel qu'il devrait être, elle ne prend probablement pas assez en compte l'homme tel qu'il est, avec ses faiblesses. Comme dit Kant (que Rand déteste) :



Avec le bois tordu de l'humanité, il est impossible de faire quelque chose de droit.



Paradoxalement, elle a peut-être tendance à accorder trop d'importance à la morale, à en faire quelque chose de lourd, par rapport à Nietzsche par exemple qui était un petit peu plus "amoral", en ce sens qu'il ne faisait pas de celle-ci un fardeau. Chez Rand, la morale peut le devenir, car elle a une sorte d'exigence pesante. Nietzsche aussi était exigant bien sûr, mais il y a quelque chose de plus léger chez lui, il aimait la spontanéité et méprisait les excès de la raison... Rand tout au contraire, est intraitable en ce qui concerne la raison.


Alors Rand, championne de l'estime de soi et de la liberté individuelle ou idéaliste qui fait de la morale un fardeau autoritaire et culpabilisant ? Un peu des deux sans doute, mais tout n'est pas à jeter chez elle, loin de là, il faut simplement savoir puiser ce qu'il y a de juste, et il y en a beaucoup ! Chacun peut le sentir par le simple fait que les plus grandes catastrophes de l'humanité ont systématiquement été réalisées au nom de l'altruisme, du collectivisme et contre l'individualisme.


Ce livre n'est pas seulement un must-read pour ceux qui veulent étudier la philosophie de l'éthique. Devraient le lire également, les moralistes/moralisateurs qui peuplent ce monde en quantité industrielle, et en font un endroit irrespirable.
Bien sûr, comme à leur habitude, certains ne manqueront pas de qualifier la pensée de Rand de totalitaire ou de fasciste — habituellement sans le moindre argument — ce qui est évidemment une bêtise sans nom, faite pour dissuader le lecteur qui pourrait se dire qu'après tout, être un esclave n'est pas si chouette.
Si vous savez correctement lire et interpréter son propos sans tomber dans certaines caricatures que l'on fait de Rand, vous ne risquez pas de devenir fasciste. (L'une des caricature les plus courantes est évidemment l'égoïsme comme mépris absolu et systématique des autres en toute circonstance alors que Rand insiste sur le fait que ce genre d'attitude irrationnelle est contraire à l'égoïsme rationnel.) Je pense que ce texte nourrira et stimulera votre réflexion éthique, et vous permettra sans doute de voir les choses différemment. Même si on est nullement d'accord avec elle, que l'on demeure un altruiste convaincu, toujours est-il que ses arguments vous permettront d'approfondir votre propre défense de l'altruisme, et que vous devrez certainement les prendre en compte avant de prôner le sacrifice de soi comme vertu.
Et dans le meilleur des cas, la pensée de Rand peut un avoir un effet très bénéfique sur la confiance en soi et ce genre de choses.


Rand avait foi dans la raison (paradoxe ?) : pour elle, comprendre rationnellement le monde permet d'atteindre le bonheur en trouvant ce qui est favorable à la vie (le plaisir) et ce qui lui est nuisible (la souffrance). Au fond, c'est un rappel de l'essence même de la philosophie depuis que celle-ci a été découverte par les Grecs. Et comprendre le monde, cela commence par reconnaître cette vérité fondamentale : L'intérêt personnel est le moteur de toute action humaine. Rand indique le chemin qui commence ici et conclut au refus de la soumission comme but moral suprême.


Bref, malgré les reproches que l'on peut faire à Rand (mais quel philosophe est exempt de tout reproche ?), cela ne changera jamais le fait qu'elle a contribué à apporter certaines vérités.


Pour mieux comprendre cet essai, je recommande tout de même de lire Atlas Shrugged au préalable.
À savoir également : cette édition française est incomplète, elle ne contient que huit chapitres, tandis que l'édition originale en compte dix-neuf (dont cinq ont été écrit par le psychologue Nathaniel Branden).


--------- ANNEXE ---------


Cette critique a été mise en lien sur une liste : "Les pires critiques du site" avec pour commentaire ironique : « Malgré tous les reproches je mets 10. » Ceux qui sont arrivés ici par cette voie ont pu se faire leur propre jugement à la lecture de ma critique, mais c'est l'occasion pour moi de faire une petite précision, qui me semblait jusqu'à présent superflu :


Ne vous est-il jamais arrivé d'apprécier aussi bien deux auteurs qui sont en désaccords entre eux ? Si l'on ne pouvait apprécier un auteur uniquement en fonction du degré d'accord que l'on a avec lui, cela serait impossible. Donc en effet, on peut apprécier pleinement un auteur sans être totalement d'accord avec lui. On peut par exemple apprécier Aristote sans être favorable à l'esclavage, on peut apprécier Thomas d'Aquin ou Pascal sans être croyant, on peut apprécier Kant sans être un idéaliste transcendantal, on peut apprécier Schopenhauer sans être misogyne, on peut apprécier Tocqueville sans être favorable à la colonisation, on peut apprécier Nietzsche sans adhérer à toutes ses vues.
On peut par exemple apprécier un auteur pour la réflexion qu'il stimule, pour les informations ou les connaissances qu'il fournit, pour les questions qu'il pose, sans nécessairement adhérer à toutes ses conclusions. Il n'y a rien d'incohérent et d'illogique à cela, la question est moins de savoir si on est d'accord avec l'auteur que de savoir si la lecture a été enrichissante ou non. Être incapable, par principe, d'apprécier un auteur avec lequel on peut avoir certaines différences d'opinions et/ou avoir des doutes sur certains points est tout simplement puéril, en plus d'être du dogmatisme sectaire. Car il n'y a que les adolescents qui réagissent (Souvent. Pas toujours.) de façon affective par rapport aux opinions de l'auteur, et c'est normal à un certain âge dans la mesure où l'on a besoin de chercher sa position, que l'on manque généralement de confiance en soi et d'indépendance d'esprit. Passé un certain âge, cela devient inquiétant.


Le fait d'avoir mis cette critique dans ladite liste dissimule surtout une divergence d'opinion sur le livre — si tant est qu'il ait été lu par l'auteur de la liste, car j'ai vu parfois ce livre noté sans être lu — et non sur la manière de critiquer.

gio
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les classiques de la pensée libérale

Créée

le 3 avr. 2014

Critique lue 1.4K fois

14 j'aime

24 commentaires

gio

Écrit par

Critique lue 1.4K fois

14
24

Du même critique

The Red Pill
gio
8

Invitation à la réflexion critique

Les documentaires honnêtes se font de plus en plus rares. Aujourd'hui, seuls sont promus les films qui caressent le public dans le sens du poil, qui vont dans le sens de ce que la majorité pense...

Par

le 2 oct. 2017

36 j'aime

5

L'Empire du moindre mal
gio
1

Philosophe français. Pensée light. Zéro calorie.

Jean-Claude Michéa est un produit typiquement franchouille. Il n'y a que dans notre nation éternelle qu'un individu qui concocte une telle tambouille de concepts peut atteindre une telle...

Par

le 9 mai 2015

36 j'aime

36

Bowling for Columbine
gio
3

Plus c'est gros, plus ça passe.

Si mes souvenirs sont bons, c'est avec Bowling for Columbine, au début des années 2000, que j'ai découvert Michael Moore. Du moins est-ce le premier film que j'ai vu de lui. J'avais alors seize ou...

Par

le 12 oct. 2015

35 j'aime

21