Le Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates par MarinaDorier

10 avril 1946

Ma chère Juliet,
J'ai moi aussi le sentiment que la guerre n'est pas
terminée par moments. Quand mon fils Ian est mort
aux côtés de son père, à El-Alamein, les gens qui me
présentaient leur condoléances ajoutaient souvent:
"la vie continue", pour me réconforter. Quelle bêtise,
me disais-je. Bien sûre que non elle ne continue pas.
C'est la mort qui continue. Ian est mort et il sera encore
mort demain, l'année prochaine, à jamais. La mort est
sans fin. Mais peut-être y aura-t-il un fin à la tristesse.
La tristesse a englouti le monde comme les eaux du
Déluge, il faudra du temps pour qu'elle reflue. Mais,
déjà, on peut distinguer les îlots... D'espoir? de
bonheur? d'une chose de cet ordre là, en tout cas.
{...}
Mon plus grand plaisir a été de reprendre mes pro-
menades du soir au bord de la falaise. L'accès à la mer
n'est plus interdit par des rouleaux de barbelés, la vue
n'est plus entravée par les immenses pancartes VERBOTEN.
Nos plages ont été déminées et je peux aller
où bon me semble, aussi longtemps que je le désire.
Et quand je suis en haut des falaises et que je regarde
la mer, je ne vois pas les affreux bunkers en ciment et
la terre nue, sans arbres dans mon dos. Ils n'ont pas
réussi à saccager la mer.
Cet été, les ajoncs recommenceront à pousser autour
des fortifications, et d'ici à l'année prochaine, les
vignes vierges les recouvriront peut-être. Je l'espère.
J'ai beau détourner le regard, je n'arriverai jamais à
oublier comment elles sont arrivées là.
Ce sont les travailleurs de l'organisation Todt qui les
ont construites. Vous avez sans doute entendu parler de
ces prisonniers que les Allemands traitaient comme des
esclaves, dans les camps du continent; mais saviez-
vous qu'Hitler en avait envoyé seize mille dans les îles
Anglos-Normandes?
Il nourrissait le rêve fantastique des les fortifier afin
que l'Angleterre ne puisse jamais les lui reprendre!
Ses généraux appelaient cela sa "fièvre des îles". Il
avait ordonné qu'on installe sur les plages des empla-
cements d'armes lourdes, des murs antichars, des
centaines de bunkers et de batteries, des dépôts de
munitions et de bombes, des kilomètres et des kilo-
mètres de tunnels et un immense hôpital souterrain. Et
une voie ferrée pour transporter le matériel. C'était
absurde. Les îles Anglo-Normandes étaient mieux for-
tifiées que le mur de l'Atlantique érigé contre l'in-
vasion alliée. Leurs installations dominaient chaque
baie. Le troisième Reich devait durer un millier
d'années - son béton, du moins.
D'où la nécessité de trouver des milliers de travail-
leurs. Des hommes et de jeunes garçons étaient enrôlés
de force, certain arrêtés, d'autres juste ramassées dans
les rues, dans les files d'attente des cinémas, dans les
cafés, sur les chemins de campagne et dans les champs
de tous les territoires occupés. Ils utilisaient même des
prisonniers politiques de la guerre civile espagnole. Les
prisonniers russes étaient les moins bien traités - sans
doute en raison de leur victoire sur les Allemands sur
le front russe.
La plupart de ces esclaves sont arrivés sur les îles en
1942. Ils vivaient sous des abris sans mur, des tunnels
creusés sous la terre, sur des terrains communaux entourés
de barrières, et, pour certains, dans des maisons. On les
voyait circuler dans toute l'île pour gagner les sites de
construction. Ils n'avaient que la peau sur les os et
étaient vêtus de loques rapiécées ou non. La plupart
ne portaient ni manteau, ni chaussures, ni bottes. Ils
avaient les pieds bandés de bout de tissus ensanglantés.
J'ai vu des jeunes garçons de quinze ou seize ans si
fatigués et si affamés qu'ils arrivaient à peine à mettre
un pied devant l'autre.
Les habitants de Guernersay les attendaient devant
leurs portails pour leur offrir le peu de nourriture et de
vêtements chauds qu'ils avaient réussi à mettre de côté.
Les Allemands qui surveillaient les colonnes de travail-
leurs de l'OT les autorisaient parfois à rompre les rangs
et à accepter nos dons. Il arrivait aussi qu'ils les en
empêchent et les battent à coups de crosse de fusil
jusqu'à ce qu'ils tombent à terre.
Des milliers d'hommes et d'adolescents sont mort
ici. Dernièrement, j'ai appris que ce traitement inhumain
avait été élaboré par Eichmann. Il appelait cela son
plan de mort par épuisement, et il l'a fait exécuter.
Poussez les à travailler dur, ne gâchez pas nos pré-
cieuses provision pour les nourrir, et laissez-les
mourir. On pourrait toujours les remplacer par d'autres
esclaves des pays de l'Europe occupée.
{...}
Voilà, je vous ai raconté l'histoire la plus détestable
de la guerre, Juliet. {...}

Votre dévouée,
Amelia Maugery
MarinaDorier
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le 29 mai 2012

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Eggdoll
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