Après la déception constituée par Le corps et le sang d'Eymerich, le moins que l'on puisse dire est que Valerio Evangelisti remonte sacrément le niveau avec cette quatrième enquête de notre inquisiteur préféré ; on aurait même envie de dire qu'il s'agit probablement du meilleur opus de la saga pour le moment, oui Madame. L'auteur retrouve dans ce volume plus ample que les précédents tout ce qui faisait le sel de Nicolas Eymerich, inquisiteur, dont il reprend à bien des égards la structure (après les simples « coïncidences » des tomes 2 et 3), mais avec plus d'astuce et de finesse encore. En effet, l'enquête d'Eymerich au XIVe siècle se trouve mise en parallèle avec une trame futuriste, et les deux lignes de narration sont éclairées par les théories pseudo-scientifiques d'un dingue génial du XXe siècle ; l'originalité, ici, étant que ce dingue génial n'est pas, comme le gros geek Frullifer du premier volume, sorti tout droit de l'imagination phénoménale de l'auteur, mais est bien une authentique figure troublante de notre histoire récente, à savoir Wilhelm Reich.

Mais détaillons (comme d'hab'). Nous sommes en 1354 ; et certainement pas en 1635, malencontreuse coquille de la quatrième de couverture... ni même en 1365, comme semble le prétendre la quatrième de couverture de la première édition française à en croire NooSFere. Cela a son importance : chronologiquement, Le mystère de l'inquisiteur Eymerich se situe donc entre Nicolas Eymerich, inquisiteur et Le corps et le sang d'Eymerich, et bien avant Les chaînes d'Eymerich. Eymerich n'a donc pas encore acquis la réputation de « Saint Mauvais », pas plus qu'il n'a entamé la rédaction de son Manuel des inquisiteurs ; mais il est déjà Inquisiteur Général d'Aragon, et s'entend encore bien avec le roi Pierre le Cérémonieux (et beaucoup moins bien avec la noblesse aragonaise...). Le roi en fait même le « conseiller spirituel » de son expédition destinée à mater en Sardaigne la révolte de Marino IV, seigneur-juge d'Arborée. Et tandis que l'armée aragonaise entame le siège d'Alighero, Eymerich apprend que sa présence serait justifiée par l'attitude trouble de Marino, que l'on dit être à la tête d'une étrange hérésie prônant la lubricité la plus fantasque, ce qui expliquerait les étranges cas de possessions démoniaques et les guérisons « miraculeuses » qui semblent former le quotidien de cette île sauvage, débordant d'une vie grouillante et répugnante et de dangers inexplicables... Il faut y ajouter des rumeurs de complots fomentés par la noblesse contre le roi ! Eymerich, isolé, devra naviguer entre les manipulations, les mensonges et les blasphèmes, pour la plus grande gloire de la Sainte Inquisition...

Bien des siècles plus tard, les Etats-Unis se remettent avec difficulté de la terrible « mort rouge » évoquée dans Le Corps et le sang d'Eymerich. Ils se sont scindés en trois fédérations, qui sont autant d'utopies négatives. A l'Ouest, la Nouvelle Fédération Américaine (NFA ; capitale San Francisco), sous forte influence extrême-orientale, bureaucratie mystique niant l'individu et l'expression des sentiments ; à l'Est, l'Union des Etats Américains (UEA ; capitale New York), ultra-libérale, superficielle et amorale, sacrifiant tout à la seule efficacité économique envisagée selon le seul dogme néo-classique ; au Sud, la Confédération de la Libre Amérique (CLA ; capitale Atlanta), quasi-théocratie fondamentaliste, raciste, réactionnaire et militariste. Mais par-delà leurs différences, les trois fédérations s'entendent pour rejeter leurs dissidents dans l'effroyable « Lazaret » où sont parqués les falcémiques : tel est le sort promis aux adolescents séduits par les mystérieux « Enfants du futur », et leurs poèmes de Wilhelm Reich...

Reich, justement. Nous suivons sa carrière à partir de ses démêlées avec les psychanalystes orthodoxes (largement motivés par la politique : nous sommes en 1934, et Reich, qui n'a décidément pas de chance, est à la fois Autrichien, Juif et communiste...) jusqu'à son exil américain, en passant par le Danemark ; et on le voit ainsi, après ses brillantes recherches psychanalytiques sur le mécanisme de l'orgasme qui lui avaient valu dans un premier temps l'amitié et le patronage de Freud, développer ses saugrenues théories biologiques des bions, des biopathies et de l'orgone, qui lui vaudront finalement de passer pour un pseudo-scientifique, un gourou, un escroc enfin... Et régulièrement, nous le retrouvons dans une étrange et angoissante prison hors du temps, tout droit sortie d'un cauchemar schizophrène, où il s'entretient avec... Nicolas Eymerich. Difficile de dire qui des deux hommes est le docteur et qui est le patient, qui est le juge et qui est le prévenu...

Ces trois (ou quatre, si l'on veut...) lignes narratives s'imbriquent à merveille, avec l'astuce habituelle de Valerio Evangelisti, son sens du suspense, et même, à l'occasion, de l'horreur pure. Mais le roman est en outre bien plus subtil que les deux précédents, dans sa construction comme dans son fond : on appréciera ainsi le fait que les « hérétiques », cette fois, ne sont pas à proprement parler « monstrueux » comme la plupart de ceux des tomes précédents ; Eymerich lui-même, tout au long de son enquête, aura l'occasion de faire tomber bien des masques, et sera même amené à s'interroger sur le sens qu'il accorde à sa fonction d'inquisiteur ; tout cela permet d'approfondir son personnage, bien plus que ce qui nous avait été accordé jusqu'alors, et d'en dresser au final un portrait beaucoup moins unilatéral (surtout après la triste conclusion du volume précédent...). A travers ses entretiens avec Reich, mais aussi lors de son enquête en Sardaigne, c'est ainsi un personnage fort complexe qui se dessine, et décidément fascinant : la mise à nu de ses névroses ne le rend que plus humain, quand bien même elle passe à l'occasion par des scènes hautement invraisemblables (ainsi pour celle du « cheval de Troie », franchement pas crédible pour un sou, mais pas inutile non plus, alors bon...). Eymerich, par-delà sa ruse, son cynisme et sa cruauté, redevient un personnage auquel on s'attache, que l'on cherche à comprendre (et que l'on finit par comprendre, éventuellement), et pour lequel on tremble à maintes reprises...

Parallèlement, le futur construit par Valerio Evangelisti est bien plus élaboré que ce que l'on avait pu lire dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, qui restait très mystérieux. Au fur et à mesure des tomes, c'est tout un nouvel univers que l'on voit se dessiner, et qui ne manque pas d'intérêt. Si les trois anti-utopies américaines sont inévitablement caricaturales et sentent la charge, elles n'en sont pas moins saisissantes, et chacune à sa manière authentiquement cauchemardesque. Sans parler du Lazaret, bien sûr...

Enfin, l'utilisation qui est faite du personnage de Wilhelm Reich et de ses théories les plus farfelues est franchement passionnante. Le personnage est réellement attachant, et sa sincérité, sous la plume de Valerio Evangelisti, ne fait aucun doute (il faut bien reconnaître que Reich n'est certainement pas aussi nauséabond que Jim Jones, on n'est donc pas confronté au même trouble que dans le volume précédent...). L'utilisation des bions et de l'orgone, de même que celle des psytrons dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, autorise un délire jubilatoire et en même temps parfaitement cohérent. Certes, il s'agit bien, là encore, de pseudo-science : les inconditionnels de la hard-science s'en tireront probablement les cheveux... Mais, au-delà de la valeur scientifique effectivement très contestable de ses travaux non psychanalytiques, Reich présente pour le coup l'intérêt, de même que Frullifer, mais d'une manière plus flagrante et totale encore, de faire figure d'hérétique contemporain, rejeté par la science orthodoxe pour des raisons parfois mesquines : sans verser dans la théorie du complot (qui a effectivement de quoi faire avec Reich...), on admet volontiers que ses déboires ont souvent résulté d'un rejet de l'homme en raison de ses opinions politiques, ou de son discours sur la sexualité jugé gênant (sans parler, au sein de la communauté psychanalytique, de sa critique de la notion « d'instinct de mort »...). Reich, à cet égard, est un cas à peu près unique au XXe siècle (mais sûrement pas avant...) de scientifique qui a fini en prison en raison d'un jugement civil le considérant comme un pseudo-scientifique... Sa confrontation avec Eymerich n'en est que plus intéressante. Enfin, au travers des multiples théories de Reich, plusieurs niveaux de lecture apparaissent, qui se mêlent à merveille. En témoigne l'excellente fin du roman, qui tient à la fois de la série B débile d'horreur lovecraftienne parfaitement jubilatoire, mais autorise aussi une interprétation psychanalytique finalement tout aussi réjouissante, dans sa souriante grossièreté...

En conclusion, je n'hésiterai donc pas à affirmer que l'on tient là un excellent volume de la saga d'Eymerich, et probablement le meilleur jusqu'à présent. A suivre avec le troublant Cherudek, qui change une fois de plus la donne...
Nébal
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le 15 oct. 2010

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