Ce petit livre de Bernard Lahire (moins de 170 pages à lire ; dont une quarantaine sont consacrées spécifiquement au bouquin de P. Val, Malaise dans l'inculture) permet à la fois de passer en revue nombre de propos tous plus agaçants les uns que les autres, provenant d'horizons variés (Jospin, Valls, Val, Obama, Cameron...) que de réaffirmer (Durkheim, Weber...) ce que fait la sociologie et son intérêt pour tout un chacun. En conclusion Lahire va même jusqu'à proposer quelques pistes sur le fait qu'elle pourrait être enseignée bien plus tôt dans les parcours scolaires (sous la forme de petites enquêtes, l'objectif n'étant pas de farcir la tête des enfants de théories mais leur apprendre une posture, une manière de voir, de penser...). De quoi faire s'étrangler nombre de contempteurs de cette discipline.


Pour aller à l'essentiel, Lahire rappelle une distinction importante, classique, mais qui semble délicate à entendre : "Comprendre est de l’ordre de la connaissance (laboratoire). Juger et sanctionner sont de l’ordre de l’action normative (tribunal)." (p. 36) "Comprendre n'est pas juger. Mais juger (et punir) n'interdit pas de comprendre." (p. 37) L'explication du réel est un jugement de fait quand la sanction ou l'excuse relève d'un jugement de valeur. Le fait de rappeler cette différence semble suggérer que du côté des gouvernants comme d'autres l'ignorance de cette logique est profonde. Ou savamment calculée pour mieux être dans l'air du temps ? C'est à se le demander...


Bernard Lahire va donc s'employer à défendre la sociologie tout au long de l'ouvrage. C'est une science (sociale) qui vise à établir de manière méthodique des faits ainsi que des liens entre les faits concernant la vie sociale. Elle ne consiste ni à juger ni à excuser les comportements humains à l'origine des faits dont elle traite. Bien sûr avec la sociologie il faut faire son deuil du sujet pleinement autonome, libre et responsable à 100% de ses choix. Désolé pour les libertariens ou les philosophes (même si je me demande si la philosophie a forcément cette conception de l'individu en tête...) mais vos individus ne sont pas des atomes détachés les uns des autres - Eric Maurin en parle justement dans son dernier ouvrage, La fabrique du conformisme. Bernard Lahire nous propose donc une espèce d'introduction à la sociologie assez ramassée et plutôt convaincante (j'ai regretté qu'il ne développe pas plus les relations empiriques, la conception pluraliste et probabiliste de la causalité... mais c'était aller trop loin par rapport au but recherché). Je pense que pour s'initier à la sociologie, cadrer deux-trois trucs, l'ouvrage peut être fort utile.


Toutefois, certains points évoqués m'ont posé quelques soucis. D'abord la distinction de Weber entre rapports aux valeurs et jugements de valeur, si elle est rapidement évoquée, me semble problématique en pratique. Le sociologue qui analyse les inégalités, la violence conjugale, les rémunérations dans la finance... peut-il vraiment avoir le même rapport à son objet que le physicien par rapport aux atomes qu'il étudie ? Bernard Lahire nous dit que le savoir sociologique permet d'aboutir à des résultats objectifs qui peuvent avoir des effets sur la société. En gros, mettre en lumière des inégalités, les mécanismes par lesquels elles sont produites permet d'agir dessus. Mais il n'est pas évident que la mise en évidence des inégalités appelle à les corriger. C'est parce que l'on accorde une importance à l'égalité, que l'on a une certaine conception de la justice sociale que l'on veut lutter contre les inégalités. C'est donc au nom d'une valeur que l'on veut corriger ce que l'on perçoit comme des dysfonctionnements. Expliciter davantage l'articulation entre rapports aux valeurs et jugements de valeur me semble nécessaire tant les retombées sont potentiellement importantes. Je n'ai pas lu la communication de Abbott que Lahire dégomme p. 37-39 mais la question de la normativité des sciences sociales (et au-delà) me paraît importante, centrale et trop rapidement évoquée. En somme Bernard Lahire met fortement l'accent sur l'objectivité de la sociologie pour l'établir comme science ce qui se comprend bien vu les idioties qui circulent à son sujet mais j'ai trouvé dommage que nous n'ayons pas davantage à nous mettre sous la dent.


Le paragraphe qui précède n'enlève rien à l'intérêt de ce petit livre. Il suscite la réflexion et donne envie de la poursuivre, de développer différents points présents. Il invite donc à avoir une attitude critique, ne pas tout prendre comme allant de soi ce qui, tout compte fait, est peut-être bien le plus beau des cadeaux qu'on puisse lui faire et faire à la sociologie.


PS : je n'ai rien dit du supplément sur l'ouvrage de P. Val mais i) je ne l'ai pas lu ; ii) ce qu'en dit Lahire ne donne pas du tout envie de le lire ; iii) cette critique est déjà assez longue comme ça et je suis sûr de ne pas avoir fait le tour du sujet...

Anvil
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le 1 févr. 2016

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Anvil

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