Saint Genet. Premier volume des éditions complètes de Genet -volume le plus long des œuvres compètes il me semble - c'est un peu le passage obligé de tous ceux qui veulent travailler sur Genet. Placé dans une bibliographie et cité avec parcimonie (tenter de caser les citations du milieu, cela montre un certain acharnement dans la lecture), Sartre apparait ici enlaidi par tous se défauts.
Le premier, dont il semble pleinement conscient, et qui est le problème majeur de Sartre: le verbiage. Lent, infiniment lent. Comme s'il avait une peur panique de ne pas se faire comprendre, et qu'il était dans l'incapacité perpétuelle d'élire le mot juste, Sartre préfèrera toujours écrire dix fois la même idée, plutôt que l'écrire une fois précisément. C'est drôle pour les citations, on peut avoir dix critiques qui citeront chacun une phrase différente pour défendre une idée somme toute bien similaire. Entre Sartre qui a une tendance à n'avancer que très lentement par écrit, et Derrida qui fait des discours si denses qu'il me faut relire trois fois chaque phrase, un juste milieu devrait pouvoir se trouver. L'ennui ressenti face à ce livre très didactique n'empêche pas de le lire, Glas de Derrida, de par sa complexité, est un obstacle. Cela explique l'importance excessive donnée à ce Saint Genet, publié alors que Sartre est célébrissime, au début des années 50.
Ensuite, Sartre a une tendance à lancer des phrases monstrueuses comme si de rien était. Ainsi, dans une innocente note au bas de la page 230 il déclare :"Genet est antisémite". Repris par M. Marty, cet argument est peut-être la pire chose qui soit arrivé à la critique genetienne.
Sartre a beau être en avance sur certains points, l'homosexualité n'est pas sa spécialité. Le problème c'est qu'ici c'est un sujet central. Avec le superbe vocabulaire non censuré de l'époque, il nous enchaine les commentaires sur les pédérastres, invertis, tapettes, lopes, tantes. Et dans tout ce fleurissement, il forme des théories plus ou moins contradictoires. Il essaye de nous démontrer que l'homosexualité est un choix. Mais par contre la passivité ne semble pas en être un. Sartre réduit donc Genet – assez fabuleux pour sa non systématisation du rôle sexuel (le plus gros dur finira dans toute sa virilité par être décri comme un être féminin, et la plus travestie des incarnations genetiennes sera parfois traitée virilement tout en étant désignée au féminin) –, à une sorte de demi-homme. Et Sartre de conclure: "Mais un pédéraste peut aspirer à tout sauf à la virilité: pour être viril il faut coucher avec des femmes". Bon, ce sont les années 50, on lui passera cela. Mais cela fait d'au moins un tiers de ces 700 pages quelque chose de très sérieusement daté, et un peu nul de par sa confusion.
La philosophie existentialiste de Sartre, elle me touche un peu, donc ce n'est pas ce que je lui reprocherai le plus. Après l'application à l'exemple de Genet n'est pas forcément le meilleur de sa carrière. Pourquoi? Surtout parce qu'il a dans ce livre une démarche très discutable. Sartre veut, plus que de nous parler de l'œuvre de Genet, nous parler de Jean Genet. A partir de là, l'œuvre devient un sujet d'étude de l'auteur ce qui précipite Sartre dans un certain nombre de pièges. Le premier va être de chercher à voir Genet incarné dans un personnage: Divine en particulier sera un objet de choix avec des "Divine, c'est-à-dire Genet" et autres phrases du genre. Alors dès qu'il y a un narrateur qui dit "je" ou un personnage qui se nomme "Jean Genet", autant vous dire que Sartre en est tout heureux. Le problème, c'est que la confusion entre Jean Genet auteur et Jean Genet personnage ne fonctionne pas. Genet ment, change la vérité, change les événements: bref, Genet auteur fait de l'autofiction. Baser une étude psychologique sur des événements qui ne sont souvent arrivés que dans les récits de Genet, ne peut mener qu'au désastre. A cela, Sartre ajoute les conversations qu'il a eues avec Jean Genet qui, encore une fois, fait de la vérité ce qu'il veut en faire. Pour trouver un exemple tiré de l'ouvrage d'Aïcha El Basri (L'Imaginaire carcéral de Jean Genet), entre le nombre réel d'années qu'a passé Genet en prison (environ quatre) et ses déclarations (il dit six, sept, dix ans parfois), il y a de quoi manquer des interprétations. On se retrouve donc parfois face à des surinterprétations d'événements imaginaires et souvent inventés pour cacher des réalités bien plus intéressantes. Ainsi il nous parlera énormément de ce premier vol découvert, celui où Genet se fait appeler voleur, mais il passera presque sous silence la manière dont Genet a vécu le fait d'être un enfant abandonné. Sans se noyer dans le biographique, la marque de l'absence de la mère chez Genet est un sujet qui est surement assez valable pour mériter au moins une page de cet interminable livre. Elle ne s'y trouve pas.
Il y a tout de même six points me diraient vous. Il est donc temps que je me calme un peu sur les défauts. Ce livre n'a pas que des défauts, Sartre n'est pas qu'un médiocre usurpateur, Gallimard n'a pas publié un pavé pareil que pour se faire du fric. Rayez la mention inutile.
Cet ouvrage a comme intérêt majeur d'être un point de départ. On y trouve énormément de choses, en mal, en ridicule, mais aussi en très fin et en très intéressant. Qu'on soit d'accord ou non, nous opposer aide à former une argumentation, être en accord, donne un soutient de taille. Il s'agit du premier essai, peut-être du seul d'ailleurs, qui cherche à totaliser l'œuvre de Genet, à y voir des systèmes, des logiques, des évolutions. Face à un projet aussi colossal, on comprend que Genet vomisse, on comprend que souvent Sartre échoue, il faut aussi cependant comprendre que c'est une entreprise que peu de personnes seraient capables de seulement considérer. Que quatre cents pages suffisent largement, voire trois cents, c'est plus que vrai, qu'il faille jeter l'ouvrage, ne l'est pas.
Cela a comme intérêt de sortir Genet des faciles critiques du "c'est beau donc on se moque de son sujet" et on y étudie de manière très intéressant le lien de Genet à la poésie et à la prose.
Soyons honnête, il n'y a que deux voies pour arriver à ce livre: vouloir lire tout Sartre, ce qui veut dire qu'on n'est plus à un peu de verbiage prêt; travailler sur Genet. Dans le premier cas, je vous salue, dans le second je vous souhaite bon courage, passer à côté n'est de toute façon pas une possibilité.
Nathaniell
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le 10 mars 2014

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