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En pleine nuit, le téléphone sonne. C’est urgent, c’est la princesse Susanna. Quoi, la princesse Susanna ? Où est-elle ? Pas chez elle, en tout cas. Mais l’image de son visage ruisselant de larmes, sur l’écran plat de la télévision, éclaire de sa lumière blafarde la pièce où on a convoqué d’urgence le Premier ministre britannique. Comme lui, on débarque brutalement dans cette affaire de kidnapping qui s’annonce dramatique. Comme lui, on est un peu mal à l’aise parmi ces quatre conseillers politiques qui tirent une gueule de six pieds de long, parce qu’ils connaissent déjà la teneur de la rançon exigée pour la libération du royal otage. Alors voilà : le Premier ministre devra avoir une relation sexuelle avec une truie. A la télévision. En direct. Cet après-midi.

Orwellien. Jamais on n’avait lu intrigue aussi dérangeante que celle ouvrant le premier épisode de Black Mirror, série que diffuse France 4 tous les jeudis à partir de demain. Les amateurs du petit écran britannique ne s’étonneront pas de trouver à la plume l’irrévérencieux Charlie Brooker, chroniqueur télé pour le Guardian et animateur de plusieurs émissions. Son dada a toujours été la critique des médias, de la minisérie How TV Ruined Your Life («comment la télé a ruiné votre vie») à Screenwipe, sur la BBC, où il analysait les autres émissions des chaînes anglaises en décortiquant les secrets de leur production. Black Mirror est le dernier rejeton de sa réflexion. Série d’anthologie, elle ne propose ni personnage récurrent ni cohérence scénaristique d’un épisode à l’autre : les six numéros (en deux saisons de trois épisodes) ne sont liés que par leur thème, le questionnement des nouveaux médias et de la technologie dans un futur très proche. Charlie Brooker le résume en une question : «Si la technologie est une drogue, quels en sont les effets secondaires ?»

Black Mirror a beau être dans l’anticipation et ses scénarios parfois franchement dystopiques, le téléspectateur 2014 ne saisira que trop bien les enjeux exposés à l’écran. Le premier épisode, celui du Premier ministre, montre les pouvoirs politiques courir après les réseaux sociaux pour tenter de reprendre la main sur leur communication… en vain : quand le gouvernement veut verrouiller et filouter, le peuple ne souffre que transparence et authenticité des images crues, quitte à verser dans l’obscénité.

Confrontation politique entre humains et avatar animé, dans l'épisode «The Waldo Moment».

Confrontation politique entre humains et avatar animé, dans l’épisode «The Waldo Moment».

Le deuxième épisode est carrément orwellien - on y fréquente Bing, jeune esclave d’un 1984 tout numérique. Sa vie est un jeu vidéo : il gagne des points en pédalant tous les jours comme un con sur un vélo d’appartement, à bouffer des publicités ciblées qui se mettent en pause quand il détourne le regard. Perturbant, quand on sait que Microsoft a déposé l’an dernier un brevet pour surveiller les utilisateurs de sa console Xbox One via une caméra, et les récompenser par des points quand ils regardent bien les publicités.

Même topo dans le troisième épisode : le jeune Liam Foxwell utilise ses lentilles de contact connectées pour enquêter sur l’infidélité de sa petite amie. Mais ces lunettes qui filment toute une vie à la première personne gardent des gigaoctets de vidéos en mémoire, puis les partagent et les projettent entre amis, ne seraient-ce pas les Google Glass dans quatre ou cinq ans ? Et que dire de ce logiciel de la saison 2, enfin, qui fait parler les morts en analysant leur activité passée sur les réseaux sociaux et en imitant leur style ? Ce n’est même pas le futur : le service est déjà en cours de développement dans une start-up américaine. Il s’appelle Eterni.me.

Coolitude. Baignant dans son esthétique froide, quasi clinique (on pense souvent à Real Humans), Black Mirror en fait parfois trop, et sa deuxième saison est moins subtile. Mais peu importe : plus précieuses que l’expérience de visionnage elle-même sont les questions qui nous trottent encore dans la tête plusieurs jours, plusieurs semaines plus tard. S’il est techniquement possible de créer des mémoires sans fond et des intelligences artificielles simulatrices de personnalité, faut-il pour autant le faire ? Quand les géants du Web s’approprient la vie privée de leurs utilisateurs via des gadgets irrésistibles de coolitude, quand ils troquent gratuité contre publicité, partage contre flicage, doit-on se jeter dans leurs bras ? Dans le New York Times, la journaliste Claire Cain Miller développait cette idée en juillet 2013 : «Si les ingénieurs peuvent construire quelque chose, ils le font. Savoir s’ils devraient le faire ou pas ne leur vient pas à l’esprit. Les gens s’adapteront, se disent-ils, comme ils l’ont toujours fait.» Pour mieux réfléchir, comptons sur Black Mirror.
khomille
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le 12 mai 2014

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