Breaking Bad
8.6
Breaking Bad

Série AMC (2008)

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Esthétique de l'immanence (SPOILERS sur l'intégralité de la série)

A la fin du premier acte de la longue tragédie que représente Breaking Bad, une pluie de feu s'abat sur la maison du protagoniste : Walter White, marié et bon père de famille, après s'être découvert un cancer incurable des poumons, se met à fabriquer et à revendre de la drogue pour subvenir aux besoins de ses proches après sa disparition.
Ce crash d'avion, ficelle narrative caractéristique de l'absurdité propre à la série, était le fruit très indirect des agissements du professeur de chimie transformé en un monstrueux alter-ego machiavélique. Cette fin de saison avait à l'époque été moquée par une partie de l'audience, dont je ne m'exclus pas. Pourtant, le talentueux scénariste Vince Gilligan expliquait que ce symbole s'apparentait au "jugement de Dieu".
C'est là le procédé qui semble avoir été employé pour construire cette brillante série qui à travers un symbolisme ostentatoire de tous les instants, distille cette esthétique du fatalisme immanent. La conséquence des actes de Walter White est contenue dans ses actes eux-mêmes. La narration, linéaire, semble en permanence préfigurer l'inéluctable. Les vastes étendues arides du Nouveau-Mexique impriment un sentiment crépusculaire, comme ce plan caractéristique de l'épisode pivot de la série, "Ozymandias" (par le biais de la référence au poème de Shelley, le thème de la grandeur et de la décadence est ouvertement assumé), où le vieux mobile-home qui abritait le chimiste et son partenaire Jesse Pinkman fabriquant pour la première fois de la methamphétamine s'efface pour laisser place à une fusillade aux conséquences dramatiques, qui se déroule des mois plus tard. Ce temps à la fois évanescent et linéaire est un atout maître dans l'économie narrative de Vince Gilligan : il est le carburant de ce tragique de l'aléatoire, son impression semble comme figée dans les vastes étendues, perçues à raison comme un renvoi directs aux westerns auxquels Breaking Bad contribue ouvertement : elles resteront inviolées après le drame qui s'y nouera cinq saisons durant. De même, la puissance dramatique du dénouement que représente les huit derniers épisodes est contenue dans ce cheminement minutieux qu'est la descente aux enfers de Walter White. D'où l'emploi redondant des des ellipses vers un futur toujours plus pessimiste et parcellaire, mais qui laisse entrevoir que plus haute est l'ascension, plus dure est la chute.

Mais pour accompagner ce long déclin, les scénaristes ont doté le protagoniste d'un esprit rusé qui nourrit une intrigue fébrile, imprimée par les percussions minimales de l'excellente bande son signée Dave Porter, une trame plus riche que tout ce qui a pu se faire à la télévision tant elle présente un caractère absolument imprévisible, en tension permanente.Un goût pour les choses alambiquées qui s'illustre aussi dans un parti pris volontairement surréaliste aux ressorts comiques : il est extrêmement jubilatoire de voir Walter White, même au plus bas de sa forme, fabriquer une mitrailleuse automatique maison pour décimer un gang de néo-nazis. Le chimiste alterne, au cours de la série, entre la posture de prédateur qui nourrit son propre égo et semble vouloir conjurer une vie qu'il n'a pas choisie, et le malade du cancer esseulé, en danger de mort permanente, qui lutte pour sa sauvegarde : configuration dans laquelle il déploie les mécanismes instinctifs de survie les plus élaborés et machiavéliques.

Le thème de l'escalade vers une apogée mégalomanaique est une donnée fondamentale, là aussi, de l'histoire narrée. Il n'est pas innocent que l'obstacle final auquel doive faire face Walter White ne soit pas aussi retors, complexe et psychologiquement élaboré qu'un personnage comme Gus Fring, antagoniste principal de la série. Véritables énergumènes (les suprémacistes blancs de "l'Oncle Jack") ou sociopathes avérés (Todd, Lydia), tous sont le produit des actions de Walt, dont ils furent les associés. C'est le retour de bâton, et, encore une fois, le thème de l'immanence. Ainsi, s'ils ne font pas preuve de l'ingéniosité des adversaires précédents du chimiste, ils n'existent que dans le sillage de Walt, et représentent son châtiment, mais aussi sa rédemption.

En avouant à son épouse, Skyler White, avoir nourri son égo des années durant en devenant Heisenberg, Walter semble aspirer à la rédemption par la confession, puis par la mort, mais établit surtout un rééquilibrage de mois entiers (et d'années, pour l'audience) de déni et d'auto-persuasion malsaine. Au final, les motifs de ce personnage complexe pour lequel il n'est pas anormal, n'en déplaise aux moralistes, d'éprouver de la sympathie, une fois le masque tombé tout du moins, semblent comme rééquilibrés par cet aveu volontairement outrancier. A l'instar d'un Jesse Pinkman, partenaire avec qui le Walter entretient une relation filiale ambiguë, il y a là l'idée qu'il n'est possible, passé un point de non retour, d'accéder à la rédemption si ce n'est par sa fonction cathartique. Conscient de ses erreurs à un moment où il n'est plus possible de les réparer, il reste le choix de les assumer et de se remémorer les bons moments.

C'est ce qui semble transparaître du toucher délicat, presque affectueux de Walter White, qui laisse son empreinte sanglante sur une usine à fabriquer de la mort, mais qui constituait, l'espace d'un moment fugace, un monument à sa gloire, une revanche sur une existence entièrement tendue vers le renoncement et la désillusion. Tout comme la durée de vie de la série qui captiva par son sens du rythme, de la tension, son goût de l'imprévisible en matière de scénario, de l'impromptu aussi, de l'absurdité tragique, qui en fit une production unique et incontournable de ces dernières années. Mais seuls subsisteront la poussière et les étendues inviolées du désert.
Jben
9
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le 30 sept. 2013

Modifiée

le 30 sept. 2013

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Jben

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