Le confort immense de pouvoir regarder à sa guise une série achevée depuis des années m’a quand même confronté à deux difficultés majeures dans le cas des Sopranos : non seulement il faut éviter les spoilers disséminés un peu partout (Wikipédia, el diablo) mais il s’agit aussi de s’affranchir de l’influence de l’énoooorme réputation de la série autant publique que critique, la question n’étant pas « vais-je aimer moi aussi ? » l’espoir étant plutôt du côté de « ça va hein, on va pas me la faire à moi ». J’ai vu le final de la série hier et j’en suis encore ahuri : vous pouvez croire tout ce que vous avez lu car tout est vrai. J’étais bien devant une grande série.
Parce qu’après un ou deux épisodes de rodage, l’immersion est totale au point qu’il m’a été difficile d’avoir le goût d’autre chose. D’un point de vue purement technique, la série échappe sans cesse aux codes de son genre (il faut dire qu’on est en 1999 et sur HBO) avec une liberté de structure assez inédite encore aujourd’hui : des épisodes à durée variables au gré des histoires, rythme lancinant qui ne perd pourtant jamais et une réalisation cinématographique qui fascine par sa densité et son intensité. Peu ou pas de cliffhangers, pas d’effets de manche.
Mais cette immersion est évidemment surtout possible grâce à la profondeur de l’approche de David Chase qui a choisi de ne jamais ménager son public. L’écriture est à tomber par terre d’efficacité et de cohérence, et n’épargne rien de la violence de son sujet. Tony Soprano et ses deux familles sont des êtres abjects et sociopathes, mais tout le talent de Chase est de nous faire rentrer totalement dans l'immoralité des personnages avec une empathie criminelle qui justifie tout : les balances sont des menaces, évidemment il faut les écharper ! Cette ambigüité passionnante, traitée notamment par l’angle de la psychothérapie que suit Tony, est constante et couillue (au contraire d’un Dexter de récente mémoire).
A l’instar d’une Buffy qui parle finalement peu de fantastique, The Sopranos est finalement une grande série parce qu’elle transcende son cadre : plus qu’une saga mafieuse, c’est un portait terrible de l'Amérique à un temps T, celui du capitalisme sauvage, du communautarisme et de ses violences, et bien sûr de la Famille avec un F majuscule dont Tony et Carmela nous aurons montré toutes les hypocrisies (les paradoxes de la personnalité de Carmela, qui jongle péniblement entre ses statuts de première dame mafieuse, mère de famille et chrétienne égarée sont à ce titre remarquablement traités).
Le final de la série, grandement discuté à l’époque, est pourtant à l’image de ce que Chase a défendu pendant près de 10 ans : abrupt et virtuose, sans concessions.