De tous les groupes ayant connu le succès vers 2012-2013 (Bastille, the Neighbourhood, Mumford and Sons etc) The 1975 est pour moi le seul à avoir négocié le virage périlleux du 2ème album et à s'être forgé un style particulier et novateur. Après de bons premiers albums, la plupart de leurs contemporains se sont égarés dans des tentatives vaines d'émuler Arctic Monkeys (période AM) ou ont pris un virage électronique discutable. Au contraire, si le premier album de The 1975 (the 1975, en 2013) mélange de rock indé un peu moody et de pop radio friendly, était sympa mais oubliable, leur deuxième album (I Like It When You Sleep, for You Are So Beautiful Yet So Unaware of It en 2016) a rebattu les cartes avec brio. À un moment dans leur carrière où beaucoup se contentent du strict nécessaire, tentent d'être le plus consensuel possible dans la musique, dans les paroles comme dans la forme de leur album The 1975 sortent un projet ambitieux, pas forcément facile à écouter, inégal mais attachant. Si certain ont attaqué la mégalomanie du groupe (l’album dure une bonne heure) et que toutes les pistes ne se valent pas, l’effort est salutaire. Au lieu de parler seulement de filles et de drogues sur des instru moody, Healy s’attaque à des sujets de société ( la place de la célébrité dans la pop culture (Love Me) ou l’hétéro normativité (Loving Someone)) qui ne correspondent pas forcément à l’image que le groupe possédait jusqu’alors.


Cet éclectisme dans les thèmes abordés se retrouve sur ce troisième album, A Brief Inquiry Into Online Relationships, qui condense tout ce qui fait selon moi l'intérêt du groupe. Là encore, l’album dure une heure, pourtant il est bien difficile de trouver des morceaux à jeter ( mis à part les quelques pistes un peu dispensables vers la fin genre Mine et I Couldn’t Be More In Love). Si l’album est si génial pour moi (apparemment je suis un peu la seule vu qu’il est à 5.2 de moyenne quand j’écris cette critique) c’est parce que Healy et compagnie ont parfaitement compris le zeitgeist (le moment culturel actuel quoi).


Passant par à peu près tous les styles imaginables, du banger pop Love it if We Made it à la ballade jazzy Mine la tracklist est taillée pour l'âge du streaming, où l’utilisateur de Spotify peut passer d’un album de métal à Britney Spears en un clic. De nos jours il est rare qu’on se cantonne à un seul style de musique et ça The 1975 l’ont bien compris.


Ce qu’ils ont aussi compris c’est l’importance des références et de la nostalgie pour les jeunes qui les écoutent. The 1975 citent les groupes Mancuniens qui les ont précédés, de Joy Division ( le riff de Disorder au début de Give Yourself a Try) à Oasis avec l’immense refrain de I Always Wanna Die (Sometimes) . La comparaison qui revient le plus souvent, chez NME comme chez Pitchfork c’est celle entre Fitter/Happier sur l’album Ok Computer et The Man Who Married a Robot / Love Theme, un poème entièrement narré par Siri. Perso ça m’a plus rappelé les deux excellents courts métrages “World of Tomorrow” de Don Hertzfeldt qui parlent justement du futur que la technologie nous réserve.


Comme le montre le titre de l’album, les nouvelles technologies et leurs effets sur la société occupent une part centrale dans les thématiques abordées sur l’album, qui aurait aussi bien pu s’appeler “l’amour au temps des réseaux sociaux”. Ainsi l’album traite des périls de tinder avec la très con mais très fun TOOTIMETOOTIMETOOTIME ou des problèmes de communication dans le couple à une époque où même si chacun se met en scène en permanence, l’autre demeure un mystère (Inside Your Mind)


Cependant loin de s'arrêter à une critique de l'âge numérique qui détruirait les relations sociales, ce qui est déjà devenu un cliché un peu chiant (hello Black Mirror), Healy s’attaque à des problématiques qu’on s’attend peu à trouver dans des banger pop. On trouve donc des références à la crise des opioïdes (It’s Not Living If It’s Not With You, inspiré par son addiction à l'héroïne) à la dépression (I Always Wanna Die (Sometimes)) et surtout au cynisme permanent de notre époque. “You try to mask your pain in the most Post-Modern way” chante-t-il sur Sincerity Is Scary : avouer ses sentiments dans un monde Post- tout, c’est être niais ou cliché. Ce à quoi Healy répond : aimez vous les uns les autres et soyez plus indulgents avec vous même, bordel. Give Yourself a Try.


Cet optimisme en face de l’adversité, c’est ce qui distingue profondément cet album d’OK Computer ou d’autres albums concepts sur les malheurs du temps. C’est particulièrement évident sur le meilleur morceau de l’album : Love it if We Made It. Sur un ton saccadé, Healy compose un collage des horreurs de notre époque : Le racisme d’état ( Selling melanin and then / Suffocate the black man / Start with misdemeanours/ Then we'll make a business out of them) l’indifférence face à la crise des réfugiés ( A beach of drowning three year olds/ Immigration liberal kitsch). Dans le clip, ce collage est rendu par une superposition vertigineuse d’images sorties tout droit du 20h, mais au lieu de juste nous exposer à ces images, de nous dire voilà l’état du monde, chialez maintenant, le clip se termine sur un écran blanc avec le nom d’une dizaine d’ONG qui essayent de changer les choses. C’est Susan Sontag “Devant la Douleur des Autres” résumé en quatre minutes, quand elle dit que le cynisme et l’apathie viennent du sentiment d’impuissance devant la douleur d’autrui et que ce qui importe ce n’est pas le dégoût ou la douleur que tu ressens devant ces images mais ce que tu fais pour essayer d’aider les autres.


Ce qui se joue aussi avec cet album c’est la théorisation d’un changement de paradigme (oui j’aime bien utiliser des grands mots qui font intello et alors). L’apathie, l’ironie, le détachement propre à la génération précédente c’est plus à la mode : “I was 25 and afraid to go outside/ a millennial that baby boomers liked” chante Healy dans Give Yourself a Try. Ce que ce disque dit à son public de (très jeunes) fans, c’est qu’il y a quelque chose de révolutionnaire à s’aimer soi-même, qu’avoir des opinions et des convictions c’est pas “cringe” ou “sjw” c’est cool. Plutôt pas mal pour un groupe qui a commencé par des ballades insipides.


“Modernity has failed us” grogne Healy. Avant d'enchaîner immédiatement après “And I'd Love it if We Made It”.

cielombre
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le 1 déc. 2018

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