Parfois, deux titres appréciés suffisent à considérer un album comme étant de qualité. Or, ce ne sont souvent qu’un ou deux hits qui prennent le dessus sur l’ensemble de l’album en question. Dans un souci d’objectivité, je me suis lancée dans une rétrospective de l’œuvre de Gainsbourg afin de pouvoir désigner sans équivoque mon album préféré. Après maintes et maintes écoutes, mon choix s’est finalement porté sur Bonnie and Clyde (1968). 
Bonnie and Clyde est l’album le plus qualitatif à mon goût dans le sens où il est un des seuls albums de Gainsbourg à s’être démarqué des autres par son homogénéité (à l’exception de l’Histoire de Melody Nelson). Quand d’autres albums comme Initials B.B ou Aux armes et caetera peinent à trouver un équilibre entre des hits frôlant la perfection comme B.B Initials ou Des laids des laids et d’autres laissés dans l’ombre comme Qui est in qui est out ou Marilou Reggae Dub, Bonnie and Clyde rayonne par son essence harmonieuse.
Les quelques chansons de Brigitte Bardot apportent une touche de légèreté à l’album, sans pour autant être futiles, B.B. sachant faire preuve de polyvalence. Tantôt enjouée, comme dans Bubble Gum et Comic Strip, tantôt mélancolique, comme dans Un jour comme un autre, ou même ténébreuse dans son rôle de Bonnie à la voix grave. Le rythme de sa voix est endiablé, tel dans Everybody loves my baby, comme indolent, lorsqu’elle chante La madrague.
Cet album au titre à consonance américaine, est une invitation au voyage … Exotique. Car les sons qui le composent vont au rythme de la Bossa Nova brésilienne et du Bolero mexicain. La Javanaise confirme cette impression, d’abord de par son nom, la java ayant indirectement une consonance exotique bien que la danse éponyme ne soit pas liée à l’île indonésienne, mais aussi en raison de son rythme et des instruments mobilisés, comme dans Pauvre Lola et Baudelaire ; sans oublier les paroles qui viennent renforcer cet imaginaire de l’évasion : « Quittons la rive, Partons à la dérive », pouvons-nous relever dans L’eau à la bouche. De même pour le champ lexical du voyage présent dans Baudelaire, soit le poème Le serpent qui danse : « mer odorante », « navire qui s’éveille », « ciel lointain » ainsi que dans La Madrague de B.B : « plage abandonnée », « coquillages et crustacés » …
Si l’album Bonnie and Clyde nous embarque à bord d’une croisière musicale sur les eaux d’Amérique latine, le mythe du périple à l’américaine n’en fascine pas moins l’iconique duo Serge-Brigitte. Bubble Gum, Comic Strip, Intoxicated Man, Everybody Loves My Baby … Autant de titres qui témoignent de l’influence du continent nord-américain sur l’œuvre de Gainsbourg. Ce corpus de chansons est le reflet même du soft-power étasunien des années 60, des chewing-gum aux Comics en passant par l’émergence d’anglicismes dans la langue française tel que « smoking » et « Living » que nous pouvons relever dans Intoxicated Man.
Cet album a ainsi été conçu à l’image de la légende de Bonnie and Clyde, les thèmes du voyage, de la fuite et de l’évasion s’entremêlant à celui des passions aussi enchanteresses que dévastatrices. On pourrait alors se demander pourquoi le titre Docteur Jekyll et Monsieur Hyde vient clôturer ce dernier. Ce choix singulier mais pas moins réfléchi annonce le brusque retour à la réalité succédant l’invitation au voyage. En effet, on croit percevoir un éloge à l’Amour à la vue des lignes de Gainsbourg mais cette impression n’est qu’un leurre … Car ce n’est que la figure du Docteur Jekyll qui se profile devant nous. Seuls les « mots tendres » tels que « Mon amour » et « mon cœur qui bat » composent le paysage musical duquel se délecte l’auditeur candide. Pourtant Gainsbourg n’en occulte pas moins le Mr Hyde qui se cache derrière cette notion abstraite que l’on appelle l’Amour. Bonnie and Clyde, loin d’être un album mièvre et doucereux, dresse en réalité le sombre tableau des tourments affligeant ceux qui aiment ou pensent aimer. L’amour qui nous est conté ici se heurte bien trop souvent à la question de la toxicité et de la non-réciprocité.
Dans Bubble Gum, la femme qu’incarne B. Bardot est dépeinte comme impitoyable envers l’homme qui semble lui vouer un amour inconditionnel, alors déshumanisé sous les traits d’un chewing-gum collant, « pâle », ayant « perdu sa saveur » : « si j’pouvais t’balancer comme ». La toxicité de la relation ne fait aucun doute, d’où la phrase antinomique « Allez va reviens welcome » qui témoigne de l’ambiguïté de cette femme envers cet homme dont elle se joue, se riant des va-et-vient incessants qu’elle déclenche à sa guise. Dans Pauvre Lola, le portrait que Gainsbourg nous dresse est celui d’un homme et d’une Lolita qui semblent tous deux frôler la névrose et les quelques lignes composant ce titre ne sèment aucun doute quant à leur insanité d’esprit. Il est question de conquérir cette Lolita en usant de la ruse, et surtout, de lui donner l’illusion de combler son manque d’attention : « il est des mots tendres qu’elle aime entendre ». Car c’est bel à bien à un prédateur qu’a affaire la « Pauvre Lola », elle-même victime des manques à combler qui la rongent. Même scénario dans Comic Strip où les intentions du narrateur vis-à-vis de la « petite fille » conviée à le rejoindre sont plus que douteuses. L’heureuse élue saisit-elle le double-sens des propos qui lui sont adressés ou est-elle victime d’un stratagème ingénieux monté de bout à bout afin de l’appâter à son insu …
Si L’eau à la bouche est une chanson d’amour, cet amour n’implique pas pour autant une réciprocité du côté des deux agents impliqués. La bien-aimée de Serge semble effectivement réticente à s’offrir à lui : « farouche », « captive », « craintive » … Le Gainsbourg que nous avons ici n’est pas un Gainsbourg confiant et épanoui mais un Gainsbourg tourmenté et angoissé. Il implore cette femme comme l’on implore le ciel en cas de dernier recours, « écoute ma prière », « Je t’en prie » … Les propos de Serge laissent entendre que la femme désirée ne va pas rejoindre son lit de si tôt : « De quoi as-tu peur », « je saurai t’attendre » … Comme cette dernière, la femme se trouvant au cœur de l’intrigue du poème de Baudelaire Le Serpent qui danse ne semble pas manifester le moindre signe d’amour envers ce dernier. L’amour éprouvé par Baudelaire et Gainsbourg envers la femme adulée est lui bien réel : « mon cœur », pouvons-nous lire. Mais rien n’atteste la réciprocité de cet amour : « tes yeux où rien ne se révèle de doux ni d’amer ». En effet, rien n’émane des yeux de la bien-aimée, « deux bijoux froids », laissant entendre que l’intensité de la relation ne réside que dans les élucubrations de Baudelaire dont l’humeur est propice au rêve : « mon âme rêveuse ». Par ailleurs, Intoxicated Man témoigne du désespoir de Gainsbourg qui se présente alors tel un homme esseulé, faisant usage de psychotropes et implorant ses amours perdues dans ses hallucinations … « Eh toi, dis moi quelque chose, tu es là », « L’amour ne dit plus grand chose ». La récurrence de la couleur « rose » tout au long du son renvoie par ailleurs à l’imaginaire de l’amour, source de sa détresse.
Au-delà de la question de la réciprocité se trouve le thème de l’abandon, sublime dans son indicible cruauté. Un jour comme un autre aborde celui-ci dans un minimalisme assumé, tel un avant-goût de la Javanaise : « éloignés l’un de l’autre ; De nous deux, il ne reste que moi ». De cet abandon découle l’incompréhension, le désarroi, la solitude … Et même la mort : « La vie ne vaut d’être vécue sans amour ». Ce que l’on pensait éternel se désintègre dans les flots du temps : « Nous nous aimions le temps d’une chanson ». La Madrague ne fait que transposer cette souffrance dans le figuratif, soit en associant le temps des amours alors révolu aux vacances d’été, éphémères, et le déclin de ce même amour à l’automne. Mais dans tout cycle de vie, il faut mourir pour mieux renaître, tout comme l’hiver précède le printemps : « aux premiers jours d’été, tous les ennuis oubliés, nous reviendrons faire la fête aux crustacés de la plage ensoleillée » …

Everybody loves my baby semble échapper à la règle : l’homme évoqué par B.B l’aime d’un amour exclusif et vice-versa : «  Everybody loves my baby, But my baby don't love nobody but me ». Néanmoins, si la souffrance ne vient pas ici des deux amoureux profitant pleinement de leur idylle, cette dernière se cache auprès de tierces personnes. Ici, Gainsbourg cherche à nous faire comprendre entre les lignes que le bonheur des uns peut aussi bien entraîner le malheur des autres. Derrière un couple bienheureux se cache parfois un amant délaissé, un soupirant inconsolable, un fiancé sacrifié …


Tout comme la mort, qui sépare ceux qui s’aiment … La légende de Bonnie and Clyde, comme dans l’œuvre shakespearienne Romeo and Juliet, nous montre que la société s’érige parfois en barrage face à l’Amour. N’est-ce pas la société holistique de Big Brother qui finira pas mettre à un terme à l’amour passionnel unifiant Winston Smith et Julia dans 1984 ? Si, car la société n’a que faire de ceux qui s’aiment d’un amour inconditionnel, et va jusqu’à les condamner la mort : « La seule solution, c’était mourir »… 
« Docteur Jekyll un jour a compris que c’est ce Monsieur Hyde qu’on aimait en lui » … Que serait l’Amour sans ses déchirements et ses afflictions ? Sans ses ardeurs et ses élans de folie ? Personne ne veut d’un amour insipide à la cadence monotone. L’homme est comme dépendant à cette souffrance intrinsèque à la passion amoureuse : « L’amour, le sérum et le venin, vu qu’on aime avoir mal », comme le résume si finement Nekfeu dans Risibles amours. Docteur Jekyll et Monsieur Hyde, Monsieur Hyde et Docteur Jekyll, tous deux interdépendants l’un de l’autre, comme entraînés dans une valse perpétuelle. Mais tragiquement, « Mister Hyde, ce salaud, a fait la peau, la peau du Docteur Jekyll ». Serge n’a pas su trouver la paix intérieure, l’harmonie utopique entre le bien et le mal composant son être. Tel un ange déchu, il précipite sa chute en s’enfonçant dans les ténèbres de son âme, inexorablement …
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le 30 janv. 2020

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