En 1982, The Cure, réduit à l'état de trio, accouchait douloureusement de "Pornography", monstre de violence et de noirceur expressionniste. Cinq ans plus tard parait "Kiss me kiss me kiss me". Entre les deux ? Une première "désintégration" du groupe ; des singles pop que Smith a un peu de mal à assumer à l'époque ; une collaboration avec Steve Severin, bassiste des Banshees (le projet "Blue Sunshine"), suivie d'une autre plus sérieuse avec lesdits Banshees, justement ; et pour terminer, deux autres albums des Cure, qui les propulseront sur les sommets de la new-wave. Bref, un gouffre. Nombre de musiciens, ambiance au sein du groupe... En 1987, tout a radicalement changé. Pour le pire, diront certains. Il n'empêche qu'une telle évolution en si peu de temps reste, avec le recul, assez incroyable. Les obscurs corbeaux d'antan auront réussi à devenir flamboyants pour conquérir le grand public, déclenchant même la fameuse « Curemania » que l'on connaît.
Avec "Inbetween days" et "Close to me", ritournelles pop que l'on entend maintenant sans cesse à la radio, "The head on the door" avait ouvert une voie royale vers le succès, que "Kiss me kiss me kiss me" prolongera avec brio. Composé dans le sud de la France, le disque s'avère, par un curieux effet de mimétisme, tout aussi "ensoleillé" que la région qui l'a vu naître. L'atmosphère est au beau fixe ; Smith élargit sa sphère musicale et lâche ainsi définitivement la bride, accordant une confiance et une attention totales à ses acolytes, si bien que les démos pleuvent et que l'idée du double album s'impose naturellement (elle reviendra d'ailleurs hanter notre leader torturé de manière récurrente dans le futur, sans qu'il ne franchisse de nouveau le cap). Pour toutes ces raisons, "Kiss me..." peut être considérée comme l'une des œuvres les plus riches et insouciantes des Cure, ou des plus dispersées (qui a dit "un peu trop" ?). En somme, l'incarnation d'une sorte de parenthèse enchantée dans le plus pur esprit de la littérature romantique traditionnelle ("How beautiful you are" et ses références à Baudelaire, "Catch" et son clip recréant un jardin des plaisirs un peu kitsch...), qui, comme le confirme l'artwork, place le corps et les sens sur le devant de la scène (gros plans sur les yeux, sur la bouche, couleur rouge dominante...).
Cette indéniable légèreté s'exprime tout d'abord au travers des singles, comme les mondialement connus "Why can't I be you ?", bardé d'une rythmique démente et un brin funky, et "Just like heaven", entraîné par un riff de guitare étourdissant et une mélodie alliant simplicité et efficacité redoutable. Plus confidentiel, "Catch" dégage une indéniable sensation de tranquillité, tandis que "Hot hot hot !!!" (titre révélateur) va au-delà d'un sentiment de bien-être, versant dans une certaine euphorie communicative par le biais de trompette fantasques. Dans le style festif et bondissant, "Hey you !!!" (trois points d'exclamation, encore, au cas où on aurait pas compris) reste sans conteste le morceau le plus débridé de l'album, avec son saxo gentiment déglingué. On peut également citer "Torture", qui joue sur le même tableau mais s'avère plus sombre.
Mais "Kiss me...", ce n'est pas que cette joie parfois un peu caricaturale : le disque possède au moins deux autres aspects différents, dont cet "esprit romantique" évoqué plus haut. Dans ses textes, Smith se fait le chantre de relations amoureuses plus ou moins heureuses, d'instants de contemplation poétique, d'introspections qui donnent du vague à l'âme. Musicalement, cela se traduira généralement par des guitares et des synthés aériens, caractérisés par l'utilisation d'effets mêlant échos et réverbérations. L'album en lui-même se révèle finalement assez chiche en chansons de ce type ("If only tonight we could sleep", "A thousand hours", "One more time") ; pour en trouver d'autres, il faudra se tourner du côté des superbes faces B de l'époque, et l'on ne pourra que regretter que la légendaire "A chain of flowers", représentante la plus convaincante de cette veine romanesque, aie été écartée des "sélections officielles". Les plus belles fleurs sont souvent celles qui sont le mieux cachées... .
La dernière facette du CD, quant à elle, met en avant un rock tendu, nerveux et trituré, moins sombre que celui de la "Trilogie Glacée" mais toujours inquiétant, fantasmagorique ; on en retrouvera des exemples disséminés dans les futurs travaux du groupe ("Wish" notamment), si bien qu'il deviendra une de leur marque de fabrique. Ici, le désespoir des années passées semble s'être mué en une rage salvatrice. "The kiss", en introduction, en est un exemple frappant, avec sa wah-wah viscérale, son chant possédé et sa basse implacable ; les paroles expriment la fougue, le désir cannibale de dévorer son partenaire lorsque survient le moment du baiser, de devenir maître de son corps, de son esprit, de se l'approprier à jamais, de le marquer à vie. Pulsions et passion encore avec "The snakepit" (métaphore de la tentation à travers un cauchemar fiévreux), "All I want" ("Tonight I'm feeling like an animal / Tonight I'm losing control...", clame Smith) et le duo "Shiver and shake" / "Fight", qui conclut l'opus avec puissance.
"Kiss me..." a donc tout d'un bon album, mais possède également quelques lacunes qui font que l'appréciation n'ira pas plus loin et qui sont, paradoxalement, la conséquence d'une chose qui au départ s'apparentait à un point positif : l'insouciance qui régnait lors de son élaboration. Remarquez, il serait sans doute vain de croire que les Cure avaient vraiment la volonté de produire un chef-d'œuvre, comme ce fut le cas pour "Pornography" ou "Disintegration". Toujours est-il que l'on se retrouve ici avec un tracklisting excessif (dix-huit chansons au total !) avec tous les défauts typiques que cela peut engendrer : pas de réel fil rouge car trop d'ambiances différentes, un disque qui tire un peu en longueur avec quelques morceaux moyens ("Shiver and shake", "Fight") ou carrément dispensables, surtout au vu des faces B ("Icing sugar", ou l'inaboutie et trop naïve "The perfect girl")... Bref, "Kiss me..." est sûrement l'un des disques du groupe qui se prend le moins au sérieux ; et s'il n'évite pas quelques écueils, il sera parfait pour vous redonner la pêche un jour de déprime, ou vous accompagner en voiture lors d'un road-trip estival pour accéder à cette merveilleuse sensation d'évasion, de joie, de liberté. Et c'est déjà pas mal, non ?
Psychedeclic
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le 22 déc. 2011

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Psychedeclic

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