Bien qu’il ne soit paru pour la première fois qu’en 1966, New York Eye and Ear Control a été enregistré en 1964, une semaine après le mémorable « Spiritual Unity ». Le trio magique a été renforcé par des musiciens de grand calibre, Don Cherry, pionnier du free, accompagné par deux musiciens issus du New York Contemporary Five, Roswell Rudd héritier du Dixieland et John Tchicai musicien Européen. Cet album a été enregistré pour la bande son d’un film expérimental du même nom réalisé par Michael Snow, peintre, plasticien et maître du cinéma « conceptuel ». A sa demande, la bande son a été enregistrée avant le film, il a également été convenu qu’il n’y aurait pas de thème afin de casser le schéma traditionnel thème/solos/thème. L’accent doit être mis avant tout sur la qualité de l’écoute entre les musiciens, tous les instruments étant à égalité, sans leader, le concept de solo est lui-même écarté.


Don Cherry joue une superbe mélodie tout en douceur sur Dons Dawn le premier morceau très court de cet album qui sert d’introduction à Ay (les deux premières lettres d’Ayler), composition d’une durée telle qu’elle permet à la musique d’Albert, toute en intensité et tension, de s’exprimer sans frein. Il s’agit d’une improvisation collective, il est difficile d’en préciser les structures, si elles existent, le sentiment d’écoute plaide plutôt pour une « jam » où chacun intervient librement, une adhésion semble se former autour de la création de deux mouvements assez distincts. Un tel exercice oblige à une osmose entre les partenaires, celle-ci est facilitée par la communauté de langage qui habite ces musiciens qui, en outre, s’estiment et se connaissent bien.


Ay commence par une improvisation collective de tous les musiciens à l’unisson, le ténor d’Albert, à la sonorité toujours empreinte d’un lyrisme généreux, exprime des phrases courtes marquées par son vibrato habituel, il semble interroger ses partenaires, Don Cherry lui répond, lui aussi à l’aide de courtes séquences successives, un thème esquissé est tout de suite oublié... Le jeu de Sunny Murray se situe en interlocuteur privilégié, soit en dramatisant la musique, en questionnant les souffleurs ou en les relançant. Gary Peacock comble les espaces à l’aide d’improvisations continuelles, avec ou sans archet, donnant une pulsion ou même une contradiction à la musique. Le « son velu » du trombone de Roswell Rudd représente un apport important au sextet, il équilibre la puissance d’Albert Ayler au saxophone. John Tchicai, s’intègre également au groupe avec profit, se fondant dans l’ensemble pour mieux en tisser le lien, aiguillonnant Albert et Don avec ténacité.


L’émotion ressentie à l’écoute n’est pas très confortable, la musique jouée est assez inquiétante, fantomatique, plus d’une fois on a la sensation d’une fuite éperdue, d’une course dans une spirale sans fin, ça grince, ça grouille, d’autant que la moindre esquisse de mélodie s’arrête aussitôt, Albert a du mal à s’échapper des démons qui le hantent !
Tout à coup la musique se fait lyrique à grands coups de notes étirées surgissant de la bouche des différents instruments et se faisant écho, la seconde partie s’esquisse à partir de passages en trio basse, batterie, souffleur puis les musiciens s’accordent d’abord en s’additionnant puis en fusionnant en un ensemble apaisé…


La seconde face suit un schéma identique à la première, après une courte citation de son hymne préféré, Albert Ayler et sa troupe se lancent dans une coda improvisée. Les moments de calme et de fièvre alternent sur la face comme pour décrire ce New York qu’on imagine défilant sous nos yeux, celui des gratte-ciel, de la vitesse, des trottoirs bondés, mais aussi celui des clubs de Jazz de la 52th rue, de l’hôtel Chelsea, du Velvet et des mythes… Le cornet de Don Cherry nous embarque dans une sorte de tension assez proche du blues, de la plainte, du cri, puis nous plonge dans une torpeur dont nous sort le saxophone amical d’Albert qui nous guide un peu plus loin, dans une autre course. Cet album est propice à faire naître les images, ce qui s’inscrit à merveille dans le projet initial et témoigne de sa réussite …
L’image que l’on a sous les yeux c’est celle de cette pochette qui fige New York au petit matin, puis lentement sort de sa nuit et s’éveille… cette nuit qui cache la silhouette, cachée dans le décor, fondue dans l’obscur secret des ténèbres et qui sort lentement de l’ombre. Image en positif/négatif, comme si la ville avait plusieurs visages… C’est la silhouette de Carla Bley qui a semble-t-il servit de modèle à la « Walking Woman »…


Un bel album un peu méconnu, exigeant et finalement assez coquet : il ne se livre pas si facilement… C’est certainement l’un des albums les plus en avance sur son temps, pour les conceptions qui ont guidé à son élaboration. Une belle œuvre à redécouvrir…

xeres
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le 9 mars 2016

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