Rien qu'une vie d'homme...
Gros roman graphique-concept, "Asterios Polyp" est une réussite par la richesse des domaines dans lesquels l'auteur, David Mazzucchelli, a introduit des expérimentations parfois complexes.
Sur la plan narratif, ce sont d'assez brefs chapitres narrant des tranches de vie d'un quinquagénaire, Astérios Polyp, architecte quelque peu délaissé par les entrepreneurs de chantiers, et surtout cultivé, prétentieux, suffisant, imbu de lui-même jusqu'à la nausée, et tâchant d'imprimer à tous et à tout ses opinions, sa conception du monde, ses désirs et ses manières. Déjà, prendre pour héros un personnage si odieux n'est pas vraiment conventionnel. Lequel héros, remis à zéro par l'incendie de son appartement, va passer par une phase misérable, et se refaire une vie en tant que mécanicien automobile...
Les divers chapitres ne se succèdent pas forcément dans l'ordre chronologique. L'auteur ménage des surprises, des retours en arrière, des renvois d'un chapitre à l'autre.
Quant aux recherches, graphiques et narratives, elles sont légion, et dénotent un talent et une réflexion tout à fait remarquables de la part de David Mazzuchelli : mises en pages de vignettes asymétriques, décalées, inclinées; dessins pleine page généralement de type ligne claire, mais sachant passer par tous les stades de l'élaboration graphique : crayonnés surabondants en traits velus, volumes épurés transformant les personnages en assemblages cubistes de cylindres et de plaques, griffonnés de dessins de mode, aplats 2D à la Matisse, dégradés de semis de points, pointillisme à la Signac, glyphes sinisants, déformations progressives sur plusieurs vignettes; contrastes de couleurs inattendus sur la même page...
Les tranches narratives (souvent introduites par du texte posé pleine page) sont d'une belle tenue culturelle. Les questions posées par les personnages sont parfois intéressantes, jamais vulgaires, toujours impeccablement rédigées. Astronomie, astrologie, géométrie, art, opéra, musique, littérature, philosophie, politique, religion... sont convoqués pour restituer la richesse des centres d'intérêt d'une vie d'homme.Les lettrages sont très travaillés: dans de nombreuses séquences, les lettrages changent selon les personnages, selon le ton des narratifs, le tout rigoureusement mis en forme. Les textes des diverses chansons citées ici et là sont scrupuleusement traduits en notes infrapaginales - ce qui permet de constater que certains d'entre eux ne sont pas beaucoup plus intelligibles en français qu'en anglais...
La narration acquiert une belle profondeur psychologique, du fait que la vie d'Asterios Polyp est racontée depuis sa naissance jusqu'à... la dernière vignette, qui renvoie à une réflexion, d'apparence anecdotique, située en début d'album. Asterios nous fait le coup du double sombre (son frère jumeau mort à la naissance, mais qui n'en continue pas moins à suivre sporadiquement Asterios, en vieillissant en même temps que lui). On appréciera la soudaineté de la séquence où Astérios nous rejoue à sa manière "Orphée aux enfers", joli morceau de bravoure créative. La femme d'Asterios, Hana, est touchante de probité, d'investissement personnel créatif, et de bonne volonté.
Les personnages secondaires sont croqués avec humour : la grosse dondon matrone et astrologue (autant cerveau droit qu'Astérios est cerveau gauche), le jeune freluquet révolutionnaire plein de fric, les diverses salopes qui se succèdent dans le lit d'Astérios; Willy Ilium, insupportable petit metteur en scène bouffi de prétention.... Belle trouvaille que cette voiture limousine truffée de panneaux solaires. Savoureux passage sur les petits désagréments corporels.
Cette rhapsodie biographique dégage un vive dimension poétique, où chacun pourra déceler des échos de sa propre existence. Les grands artistes savent nous parler de nous-mêmes en semblant parler d'autre chose. Si Astérios n'est pas un grand artiste, à coup sûr, David Mazzuchelli en est un.