Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, ne nécessitant pas de connaissance préalable sur le personnage Batman. Il comprend les quatre épisodes doubles de la minisérie, initialement parus en 2018-2020, écrits par Kurt Busiek, dessinés, encrés et mis en couleurs par John Paul Leon. Seul le lettrage a été réalisé par une autre personne : Todd Klein.


Alton Frederick Jepson est l'oncle de Bruce Wainwright. Il évoque la fascination de son neveu de 8 ans pour le personnage de Batman, et le fait qu'il lit ses comics autant que possible. Carole Wainwright (sa mère) était une assistante libraire, et Henry (son père) était le vice-président d'une compagnie d'assurance à Boston. De temps à autre, Jepson s'occupait de son neveu, en particulier pour l'emmener au zoo voir les chauves-souris. Bruce a pris l'habitude de l'appeler Alfred, en contraction de Alton Frederick, ce dernier jouant le jeu en l'appelant Maître Bruce, comme Alfred Pennyworth dans les comics de Batman. En 1968, le soir d'Halloween, Carole & Henry Wainwright accompagnent leur fils Bruce déguisé en Batman, pour aller sonner aux portes des immeubles, afin de recueillir des bonbons et des friandises. Lorsqu'ils rentrent chez eux, ils constatent que la porte est ouverte et que le salon a été mis sens dessus-dessous. Les cambrioleurs sont encore à l'intérieur. Ils sont trois ou quatre et ils agrippent les parents qu'ils abattent froidement dans la cuisine. L'un d'eux sort de la cuisine et tire sur le jeune Bruce qui le regarde avec des yeux durs parce que les criminels sont des gens superstitieux et trouillards. Bruce reprend connaissance sur un lit d'hôpital, après une longue intervention sur la table d'opération. À côté de lui, se tient l'inspecteur Gordon Hoover qui lui pose plusieurs questions sur les assaillants.


Bruce Wainwright finit par sortir de l'hôpital en fauteuil roulant, accompagné par son oncle et par une infirmière. La première sortie est pour aller se recueillir sur la tombe de ses parents, car la cérémonie d'enterrement a eu lieu pendant son séjour à l'hôpital et il n'a pas pu y assister. Puis, Bruce est placé dans une clinique privée le temps de sa convalescence. Il occupe ses journées à écrire son journal, puis à lire des comics de Batman que lui a apportés un docteur. Il regrette que Batman n'ait pas existé et n'ait pas été présent le soir de cet Halloween. Une fois remis, Bruce est placé en pension par son oncle qui ne se sent pas de l'élever, les frais étant payés par l'héritage provenant de ses parents. Bruce se sent rejeté par son oncle, estimant qu'il ne veut pas de lui. À l'école, il se fait vite respecter car il n'hésite pas à se bagarrer. Pendant plusieurs semaines, il appelle régulièrement l'inspecteur Gordon Hoover pour savoir s'il y a des nouvelles dans l'enquête de la mort de ses parents. Il comprend vite que d'autres crimes sont venus repousser celui-ci en bas de la pile et que la police n'a aucun indice. Chaque semaine, son oncle Alton Frederick Jepson lui rend visite et souvent il l'emmène au zoo pour aller voir les chauves-souris. Cette fois-ci, la vitre se brise et les chauves-souris volent autour de Bruce.


Le lecteur plonge dans un récit très particulier dans le monde des comics, rattaché de manière incidente à l'univers partagé de DC Comics, sans en faire aucunement partie. La version traditionnelle de Batman (Bruce Wayne) n'apparaît que comme un comics dans le comics, une bande dessinée fictive, lue par Bruce Wainwright. L'artiste imite le style d'autres dessinateurs pour une ou plusieurs pages en ouverture de chacun des quatre chapitres, et pour une poignée de cases par épisodes, très peu nombreuses. Il imite le style de Bob Kane pour l'épisode 1, des dessinateurs des années 1950 pour l'épisode 2, des années 1970 pour l'épisode 3, et de Frank Miller pour l'épisode 4. Le scénariste se sert de ces marqueurs pour lier l'évolution de Batman à travers les décennies, avec différentes étapes de la vie de Bruce Wainwright, grâce aux titres : je deviendrais…, Boy Wonder, Crusader, Dark Knight. Cette utilisation de termes associés à Batman rapproche les deux Bruce, mais sans être un élément majeur de compréhension, sans empêcher un lecteur qui ne dispose de cette culture, de comprendre le récit. Évidemment, le lecteur fait le rapprochement entre Alton Frederick et Alfred Pennyworth, et entre Gordon Hoover et le commissaire James Gordon, ainsi qu'un personnage prénommé Robin, mais il s'agit plus de coïncidences, faites sciemment par Busiek, que d'une transposition directe des personnages de Batman dans le récit. Cela crée un écho.


Pourtant, il apparait bien un Batman, une créature de la nuit, dans le premier épisode et il est présent dans les 3 épisodes suivants. L'un des enjeux de l'histoire est de savoir qui il est, et même ce qu'il est, et même si cette créature est réelle ou non, si elle dispose de superpouvoirs ou non. Les auteurs jouent sur cette incertitude tout du long. Le lecteur s'adapte donc : soit il prend parti dès le début choisissant entre son existence réelle ou une fiction imaginaire, soit il ne choisit pas et attend de voir ce que la suite du récit lui réserve, si le doute sera levé. Le scénariste se montre habile : il est tout à fait possible de prendre les interventions de la créature au premier degré, de croire en son existence… tout comme il est tout aussi possible de n'y voir qu'une projection de l'imagination de Bruce Wainwright, traumatisé par la mort de ses parents, par le fait d'avoir été tiré dessus, et complètement investi dans les comics de Batman jusqu'à projeter son existence. John Paul Leon se montre tout aussi habile à représenter une créature spectrale, aux contours noyés dans sa cape à la forme impossible, avec des yeux rouges sans pupilles, une ombre très dense, causant des dégâts, une créature surnaturelle ne semblant pas avoir sa place dans ce monde réaliste et plausible pour tous ses autres aspects. D'un point de vue visuel, cette histoire peut donc aussi bien se lire comme mettant en scène une créature se manifestant réellement dans le monde physique, que comme une chimère issue d'une imagination enfantine.


Ainsi ballotté, le lecteur focalise donc plus son attention sur l'histoire de Bruce Wainwright, au fil des années qui passent. Le scénariste a conservé son savoir-faire de conteur, son humanisme, si éclatant dans sa série Astro City avec Brent Anderson. Le personnage principal est bien Bruce Wainwright qui est présent dans environ 80% des pages. Le lecteur peut le voir grandir, le voir réagir, l'entend parler, a parfois accès à ses pensées intérieures dans des cartouches de texte. Son portrait est complété par les pensées intérieures d'autres personnages comme Alton Frederick Jepson, et parfois Robin Helgeland. Leon est un artiste avec une longue expérience dans les comics, mais qui ne dessine pas de série régulièrement. Il dessine dans un registre et réaliste et descriptif, avec des traits de contours un peu appuyés, un peu épais, des aplats de noirs avec des contours irréguliers, ce qui apporte une forme de rugosité aux formes, ainsi qu'un poids à chaque forme, avec une touche de ténèbres. Cela ne conduit pas à une ambiance pesante ou sinistre, mais à un monde empreint d'une forme de gravité, où la joie de vivre est compromise, ce qui est parfaitement en phase avec la nature du récit. Cette apparence un peu brut n'empêche pas chaque personnage d'être immédiatement reconnaissable, car elle ne surcharge pas les cases. L'artiste n'a pas pour objectif une reconstitution historique photographique de Boston à la fin des années 1970, et pendant les 2 décennies suivantes, mais le lecteur peut voir les tenues vestimentaires évoluer au fil des chapitres, ainsi que les modèles de voiture, et constater l'évolution des outils de bureau avec l'arrivée des ordinateurs individuels. Il s'agit de petits détails dans les cases qui ne sont pas mis en avant, mais qui sont bien présents.


Dès la première séquence, le lecteur prend plaisir à la qualité de la narration : les descriptions fournies des environnements (en commençant par les rues de ce quartier de Boston), et l'attention portée au lettrage pour les pensées de Alton Frederick Jepson, une belle calligraphie comme dans un journal intime. Il ne s'agit pas d'une narration visuelle de comics de superhéros industriel, plutôt d'une bande dessinée européenne empruntant les conventions visuelles du polar urbain, avec des décors détaillés dans lequel le lecteur peut se projeter en ayant l'impression de pouvoir jeter un regard dans chaque lieu, ce qui contribue fortement à maintenir le doute sur l'existence de la créature de la nuit. Le lecteur prend conscience que cette qualité visuelle provient également du fait que John Paul Leon a réalisé complètement chaque page (dessin, encrage, couleurs) par opposition à la méthode traditionnelle de travail à la chaîne avec plusieurs intervenants successifs. Bien que déstabilisé par l'incertitude, le lecteur se retrouve immergé dans cette histoire d'un individu riche et blanc, mais dont la vie est placée sous les conséquences d'un traumatisme horrible, subissant un stress post-traumatique aux effets qui se découvrent progressivement. Il ne peut pas prendre totalement fait et cause pour le personnage principal qui oscille entre un rôle de victime, un rôle de jeune homme privilégié, et d'individu passant d'une posture dépressive à une posture de bienfaiteur de la société. À partir de là, le ressenti du lecteur risque de rester en équilibre instable. D'un côté, sa curiosité est éveillée et l'intrigue est nourrie par des événements mystérieux, de possibles trahisons, complots, avec une touche de paranoïa. De l'autre côté, il ne sait pas si c'est du lard ou du cochon jusqu'à la fin. Soit il est perspicace et il comprend quel est le thème sous-jacent qui donne sens au récit avant d'arriver à la dernière page, et dans ce cas-là c'est une lecture des plus satisfaisantes car Kurt Busiek n'a rien perdu de la justesse de sa sensibilité. Soit ce fil directeur ne lui apparaît pas, et il ne pourra apprécier le récit que rétrospectivement.


Il s'agit d'une bande dessinée d'une excellente facture, que ce soit la narration visuelle détaillée pour une bonne qualité d'immersion, d'une grande cohérence car entièrement réalisée par l'artiste, ou l'intrigue mêlant enquête et développant d'un enfant amateur de Batman dont les parents ont été assassinés et sur qui le meurtrier a tiré. Même s'il a lu Superman : identité secrète (2004) de Kurt busiek & Stuart Immonen jouant sur le même principe, le lecteur ne sait pas à quoi s'attendre. S'il est perspicace, il apprécie le récit en court de lecture, pour une expérience extraordinaire. S'il ne perçoit le thème qu'une fois sa lecture achevée, il est possible qu'il soit moins enthousiaste.

Presence
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le 12 sept. 2020

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