Alain Ayroles surprend toujours par sa capacité à trouver de nouvelles dimensions à son récit. Parvenu au bout de l’exploitation délectable du thème « Manuscrit mystérieux-Trésor-Pirates-Ile tropicale à sauvages », il se rapproche du thème politique, avec son « Jean Sans Lune », monarque absolu de pacotille, Prince-Lune, en tant que tel écho affadi du Roi-Soleil (planche 5, pastiche de l’image célèbre de Louis XIV en Soleil, datant de 1653), si imbu de lui-même que ses décisions politiques sont susceptibles de changer dès lors qu’on lui sert un compliment assez bien tourné (planches 23-24). Mais le pouvoir de ce Jean Sans Lune – dont l’exil politique loin de sa résidence sélénite naturelle rappelle un peu les problèmes de plusieurs rois du théâtre de Shakespeare – est un pouvoir de carton-pâte, borné à la satisfaction immédiate de la passion pour le théâtre, dont les décors fragiles dissimulent mal la rudesse des antres souterrains où il a élu domicile (planche 16).

L’autre thème qui prend de l’ampleur, c’est la mécanique telle qu’on la concevait – telle qu’on la fantasmait ? – au XVIIe siècle. Ici, le brave Bombastus se hisse au niveau d’un Léonard de Vinci – dont il démarque d’ailleurs certains dessins – pour nous fabriquer l’un de ces engins baroques, dont les plans figurent sur les pages de garde de l’album, qui sont autant soucieux de décorum chantourné du Grand Siècle que d’efficience mécanique. La fantaisie des théories physiques sur lesquelles sont fondées les vertus véhiculaires de son « Tétrodon Ascensionnel » ne sont pas pure invention des auteurs, mais renvoient à la naïveté schématisante des théories « scientifiques » du XVIIe siècle sur la mécanique des fluides (air, eau). De beaux exemples, à peine parodiques, des élucubrations physico-mécaniques du XVIIe siècle se trouvent planches 17-18, 38, 41. On appréciera que le dessin du « Tétrodon Ascensionnel » évoque aussi bien quelques machines invraisemblables des spectacles du Château de Versailles au Grand Siècle que les énigmatiques dessins de manuscrits alchimiques, toujours généreux en chaudières, cornues et vaisseaux en train de chauffer.

Il était prévisible que la mise en scène de la Lune au XVIIe siècle nous amène à parler de Cyrano de Bergerac. C’est fait planche 34. Même les conceptions du célèbre libertin sur le voyage dans la Lune sont citées.

Le goût fanatique pour le théâtre de la part des Sélénites nous vaut une savoureuse vignette à tuniques romaines, trompes claironnantes, culottes bouffantes et cimiers à plumes plantureuses tels qu’on les voit dans les illustrations accompagnant les pièces de théâtre et les opéras des XVIIe- XVIIIe siècles (planche 4).

L’action progresse, et les personnages prennent de l’épaisseur : Kader révèle pourquoi il veut aller à Maracaïbo, et cela en fait tout autre chose qu’une brute musulmane à grosses moustaches (planche 9), tandis qu’Eusèbe, toujours émouvant dans sa petitesse physique, continue à raisonner en enfant, jamais content d’être traité en quantité négligeable (planche 9). La bohémienne Hermine a quelque peu perdu son profil exotique, mais s’éveille à la jalousie (planches 3 et 12). Et l’équipe des héros se soude davantage : Bombastus est maintenant respecté, voire sollicité ; Don Lope et Kader donnent les signes d’une amitié virile (planche 35). Mais Alain Ayroles prend tout de même toute une planche, un peu artificielle, pour nous convaincre que les héros ont de nouvelles missions à remplir, maintenant que l’épisode du trésor et des îles Tangerines est terminé (planche 37).

Tout comme, dans l’album précédent, la représentation théâtrale contrainte se compliquait et s’affolait en un tableau délirant, de même une belle mécanique se met en marche dès qu’on a jeté enfin une pierre de Lune dans le cratère du volcan, et, si l’on regarde bien, cet enchaînement des causes et d’effets mécaniques tient de la planche 25 jusqu’à la fin.

La distribution des rôles langagiers est assez claire : aux pirates les déplorations angoissées et outrancières sur les sortilèges locaux (planche 8) ; au Prince Jean le monologue maniéré exposant sa situation d’exilé (planche 16) ; à Maupertuis le roulement impeccable des alexandrins se croisant comme une révérence, même si l’impertinence point (planche 24). A Maupertuis encore le parfait excursus romantique, bien dans la lignée du « Cyrano de Bergerac » de Rostand, planche 35.

Mais la surprise de cet album, c’est le perfectionnement du dessin de Masbou, qui joue d’une gamme très étendue de couleurs, et sait maintenant créer à volonté des ambiances de rêve, dont la puissance émotionnelle les porte au niveau de l’enluminure médiévale et renaissante. Que dire, sinon ressentir, face aux contrastes crus et exaltants des bleus profonds de la mer et des ravinements orangés de l’île (planche 1), de la séquence volcanique rougeoyante jusqu’à l’incandescence (planches 2 à 4), glissant vers l’orangé plus fade du Prince-Lune (planche 5), sautant sans transition aux verts brumeux du cratère (planche 8) et aux bleus profonds métalliques de la salle où s’agite Eusèbe (planche 9) ? Belle collection de figures de proue planche 10, audacieux contraste entre le vert insondable de la mer et le rose style barbe-à-papa des nuages planche 14. Passage soudain des tons cassés d’un orangé fatigué lors de l’exposé scientifique (planche 18) aux contrastes crus et lumineux dès que l’action redémarre (planche 19), sur un fond de bleu-roi qui ennoblit l’ensemble. Le dialogue des verts phosphorescents et des rouges infernaux ne tarit pas entre les planches 26 et 32, et les délicieux mauves des planches crépusculaires 36 à 37 cèdent brutalement la place à la fête des lumières solaires éclaboussant les couleurs d’un étrange Disneyland qu’on veut bien échafaudé par des sauvages, puisqu’on nous le suggère... (planche 39). Et la dernière vignette ouvre sur l’aventure céleste, déchirant habilement les nuées dans un arrondi qui rappelle les cieux baroques peuplés de créatures saintes...

A petites gorgées, lecteur, sinon tu vas perdre pas mal de choses.
khorsabad
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le 8 déc. 2013

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