Symétrique de « L’Incal Noir » dans le titre et la couverture de l’album, le récit poursuit la description des affrontements au sein d’une métropole hyper-technologique bien malade, tant moralement que socialement. Les auteurs suivent de plus ou moins loin la succession des éléments ésotériques tels qu’ils se présentent dans le Grand Œuvre alchimique et dans les Arcanes majeurs du Tarot.

Au premier degré, le récit s’étend essentiellement sur une révolte des opprimés de la cité (regroupés sous le nom d’ « Amok ») contre le pouvoir tyrannique de l’Empereur, tandis que, parallèlement, la quête initiatique de John Difool et de Deepo franchit des étapes essentielles, le tout dans un univers qui ne pèche pas par excès de vraisemblance, et dans lequel Jodorowsky se joue d’apparentes impasses dramatiques par une pirouette.

Côté révolte (menée par l’homme à tête de chien, qui finalement n’est pas si ridicule que ça et a bien l’âme d’un chef), il s’agit de pénétrer par une brèche dans le palais flottant de l’Empereur, et les bonnes vieilles recettes sont reprises ici pour prolonger le suspense : emploi d’armes apparemment infaillibles, qui font quelques dégâts, puis se confrontent à quelques limites, ce qui conduit à recourir à d’autres armes encore plus infaillibles (et spectaculaires !), et ainsi de suite.

Les notations satiriques abondent lors de ce combat : Jodorowsky tourne en dérision le pseudo-sentiment d’unité et de fraternité qu’ont les opposants à un régime lorsqu’ils combattent en commun dans la période révolutionnaire : ces troupes vociférantes sont en réalité constituées de sectes irréconciliables qui n’ont aucune chance de bâtir un projet commun, une fois le pouvoir en place abattu (planche 26). Du côté des médias, la « télé-réalité » qui rend compte des « émeutes populaires » est démontée dans son imposture : crises graves et meurtrières exploitées comme une distraction opportune pour ceux qui s’ennuient dans leur conapt, maquillages et manipulation de l’information (fausses brûlures apparaissant sur le visage du commentateur). Société sans morale, sans solidarité, univers du faux, du truqué.

Deepo, le ptérodactyle marrant de John Difool, ne jure que par le béton (on ne va pas lui demander, vu le décor, de s’extasier sur les branches d’arbres...). John Difool lui-même s’améliore (progrès dans le parcours initiatique) : il se rend compte que seule la foi en l’Incal permet de le sortir des situations les plus problématiques, que cette foi contribue à son unité intérieure (son individuation), et que les ennuis surgissent ou persistent dès lors qu’il semble perdre cette foi ou nourrir des doutes (réapparition des élémentaux planche 23, à mi-chemin de l’album).

La structure initiatique du récit continue à faire implicitement l’éloge de l’unité (de soi, du groupe, du monde) au détriment des divisions qui engendrent conflits et méfaits. Ainsi, le Techno-Pape a le gros défaut de limiter ses choix comportementaux à la défense et à l’illustration de la Ténèbre, force cosmique tendant à éteindre tout ce qui est lumineux dans le monde, et matérialisée ici par un œuf sombre gigantesque dont la vocation est d’entreprendre d’éteindre l’univers entier. Y a du boulot. Le côté pervers de cette univocité est souligné de manière théâtrale par l’uniforme et le comportement fanatique des sectateurs du Techno-Pape, dont le cri, « Ove » (« Œuf »), rappelle sans forcer le « Heil » des nazis.

Logique, puisqu’au stade de « L’Incal Noir », le processus alchimique correspondant est celui de la « nigredo » (mort, décomposition, confrontation avec l’Ombre junguienne). Déjà décomposé dans le tome 1 en quatre élémentaux discordants, John Difool est à deux doigts de se faire dépecer physiquement, puis il se fait vraiment tuer (mort symbolique) avant de ressusciter pour passer à l’étape suivante. L’espèce de prison dans laquelle Difool est maintenu pendant sa captivité chez le Techno-Pape pourrait être rapprochée de l’athanor alchimique, dans laquelle le candidat à l’initiation (la materia prima) se dépouille de tous les conditionnements familiaux, sociaux, psychologiques qui le rattachent trop à la matière. On appréciera le passage où Difool affronte un terrifiant crustacé métallique vert au cœur d’un monde intérieur sombre, sphérique de manière inattendue : le héros s’affronte à son Ombre sans accéder à la globalité du Soi.

L’étape suivante en Alchimie, c’est « L’Œuvre au Blanc », nommé ici sous les espèces assez floues de « L’Incal Lumière » : Difool prend conscience de sa propre nature lumineuse, et rencontre pour la première fois son double féminin idéal, judicieusement nommé « Animah ». Sexy, le double. En lui confiant l’Incal Noir, Difool se déleste du choix de la noirceur (contrairement au Techno-Pape), et remet à plus tard la tâche d’assumer réellement son côté sombre.

Côté Tarot, après le Mat inintégré du tome 1 (Arcane 22), une Impératrice (« Imperoratriz ») calculatrice et perverse (Arcane 3), un Empereur lubrique et irresponsable (Arcane 4), un Pape complètement voué à la noirceur (Arcane 5), et il n’est pas exclu que la présence de deux éléments féminins (Tanatah et Animah) esquisse le dilemme évolutif de l’Amoureux (Arcane 6), d’autant que ces deux femmes sont issues du même monde souterrain-inconscient (planche 42).

Les nouveaux personnages sont chargés de signification symbolique : le nom de Tanatah contient les phonèmes rappelant « thanatos » (la Mort), renseignant sur le côté obscur du personnage ; tandis que Solune, mignon petit garçon qui semble bien androgyne (ce qui est conforme à son nom) (planches 36-37), n’est plus le fils du Méta-Baron, et l’on apprend que sa mère est Animah. Devinette : à votre avis, qui est le père ? « L’Imperoratriz » est un « rebis » alchimique (un être double) contenu dans un œuf et prétendant sauvegarder l’ordre de l’univers.

Les incohérences, dont Jodorowsky ne s’embarrasse visiblement pas, ne peuvent échapper au lecteur : Difool et Deepo sont ressuscités sans explication après avoir été proprement refroidis (planches 31 et 39) ; à trois personnes, dont un enfant, ils viennent facilement à bout d’une troupe de guerriers (planche 41) ; et les ennemis prêts à s’entretuer une poignée de planches plus tôt constituent aussi sec une équipe d’aventuriers qui disparaît dans le lac d’acide. Bon, l’Incal est là pour expliquer pas mal de choses, mais enfin la crédibilité en souffre.

En revanche, deux beaux passages où le temps s’immobilise et flirte avec l’éternité et ce « temps global » dont témoignent les ésotéristes : la rencontre entre Difool et Animah (« Depuis dix mille ans je t’attends ») ; et l’arrêt sur images au moment où Tanatah donne l’ordre du tuer Difool et ses amis (planche 37).

Moebius fait preuve d’une ingéniosité remarquable pour représenter des formes artificielles, mécaniques ou agressives, point trop encore ringardisées par le vieillissement naturel des modes esthétiques : véhicules volants, robots, appareil à dépecer du Techno-pape avec des bras articulés arachnéens. On appréciera, planche 6, le côté épouvantable de l’Œuf des Ténèbres, représenté pleine page certes comme une immense araignée (à côté de laquelle celle de Tintin dans « L’Étoile Mystérieuse » fait figure de doudou pour nouveau-né), mais également comme un robot constitué de pièces de métal articulé : on est toujours dans la Technologie, assimilée dans le récit au faux, au pervers, au Mal.

Le petit paradis aménagé pour les plaisirs de l’Empereur vaut le déplacement (planche 30) :îlot de type italien avec cyprès, temple d’amour antique en marbre agrémenté de protubérances rococo.

Le lecteur a intérêt à suivre les évènements en faisant appel à sa logique de rêve ; cela peut aider à sa propre évolution ; sinon, il risque de pinailler sur certaines incohérences dont l’Inconscient ne s’est jamais trop préoccupé.
khorsabad
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le 25 mars 2015

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