La Catastrophe - Aldébaran, tome 1 par khorsabad

Tome 1 - La Catastrophe.

Le dessin de Léo, ligne claire réaliste, superbement coloré, et jouant au mieux des jeux d'ombre pour perfectionner le rendu des reliefs, est un véritable plaisir en lui-même. Je ne sais pas trop pourquoi j'ai eu l'impression que les personnages étaient parfois un peu raides et figés dans des attitudes peu naturelles.

Surtout, l'intrigue annonce un grand récit: on pose dès le départ le XXIIe siècle, et plein de mystères. Déjà, ces humains fort civilisés n'ont pas l'air de tout savoir sur leur planète d'adoption, ce qui est quand même essentiel. Ils vivent au jour le jour dans un paysage tropical assez paradisiaque, et seule la capitale, Anatolie, semble offrir aux jeunes des perspectives de vie moins rustiques.

Du fait de cette ignorance, celui qui en sait plus est valorisé. Driss, au physique arabe, tient ce rôle, et apparaît comme un prophète de malheur. Les ethnies sont d'ailleurs bien mélangées dans ce récit: Marc le blond, Kim un peu bridée, un Noir dans la police, des cheveux crêpus, des Asiatiques, et le pittoresque Eldermore Paderewsky qui endosse le rôle du vieux roublard de service. On comprend à la longue qu'en dépit de leurs différends, ces personnages ont intérêt à trouver un accord entre eux s'ils veulent survivre.

Marc désire toutes les filles qu'il rencontre, mais il n'a guère de succès avec sa préférée, Nelly. Pourtant, il est mignon, costaud et bronzé. Allez comprendre les filles...

L'accent est mis dès la première planche sur Kim, petite peste qui a l'âge d'enquiquiner tout le monde avec ses sous-entendus sexuels et ses caprices, reflétant ses désirs à l'état d'ébauche. Aguicheuse, tout en se réfugiant dans son jeune âge pour décourager les approches masculines, elle est également fine, subtile et intelligente.

Léo s'est donné le mal d'inventer une faune et une flore originales, qui ont la vertu de surprendre, tout en paraissant naturelles dans le contexte.

Mais ce qui est le plus prenant dans cet épisode, c'est le côté insidieux et cauchemardesque de la catastrophe qui s'annonce. Les lois physiques elles-mêmes ne sont pas les mêmes que sur terre: les éléments naturels subissent des mutations d'état, la gravité est parfois défiée. Ces glissements de substances sont propres à inspirer la terreur, comme dans "La Terreur Verte", de Henri Vernes.

Autre richesse de ce récit : la mise en place d'un cadre totalitaire sur Aldébaran: une police asservie à un curieux prêtre inquisiteur et sadique. Cela promet pour la suite. Que l'on lira avec plaisir.

Tome 2: La Blonde.

Pas à dire, il y a une atmosphère très particulière dans "Aldébaran". Des personnages civilisés, plus ou moins beaux, avec une élégance naturelle et une retenue des paroles et des actes qui évoque un peu la manière de Jacques Martin, dans "Alix" ou "Lefranc". Les sentiments, même violents, sont décrits avec modération. Kim et Marc s'étonnent même de ne pas réagir très négativement aux catastrophes qu'ils viennent de vivre.

Ceci dit, on est bien dans la grande aventure: un bateau dirigé par un ivrogne, où Kim et Marc jouent les Cendrillon bosseuses pour payer leur voyage. Abandon du bateau pour incompatibilité d'humeur avec le capitaine, marche sur des déserts littoraux dangereux vers Anatolie, la capitale désirée, telle une ville-lumière désirée par de petits provinciaux qui s'ennuient.

Et puis, l'Histoire rattrape les héros: Marc aide, presque malgré lui, une blonde à échapper des mains des flics ecclésiastiques. La blonde, copine de Driss, est une résistante pourchassée, mais on ne saura pas pourquoi.

Le relief d' "Aldébaran" tient beaucoup au soin avec lequel Léo dessine avec clarté et une esthétique un peu ingresque (encore comme Martin !), mais surtout à son savoir-faire pour rappeler l'étrangeté du monde dans lequel évoluent ses héros. Alors que le voilier de la première vignette ferait presque XVIIIe siècle, on retourne illico au côté "alien" de ce monde: un "amédée", curieux poisson énorme à la tête d'oeuf géant affublé de traits humains, des plantes comestibles appelées "pavones", quelque part entre la carotte multiple et l'igname; le poulpe des sables, sympathique horreur qui imite grossièrement la forme de la créature qui approche, et qui saisit sa proie avec des tentacules fulgurants, avant de lui faire son affaire dans sa gueule de jeune Alien; des caravelles, énormes baudruches vivantes et volantes produisant de l'hélium; des plantes aux formes curieuses; les étonnantes capacités de régénération corporelles de la blonde, pourtant gravement blessée...

Le leitmotiv sexuel constitue une ligne de basse sous la mélodie aventureuse. Marc perd son pucelage avec la femme du capitaine du bateau, nymphomane assez vulgaire, désespérée d'avoir un mari ivrogne (lequel mari joue du couteau lorsqu'il apprend son infortune). Kim a ses premières règles sous le nez de Marc, qui finit par s'attacher à cette gamine assez spéciale. Cela ne l'empêche pas de tripoter un sein de la blonde. Kim est fugitivement courtisée par un jeune musicien assez ermite dans son genre...

On revoit Driss, qui observe de son avion les fantaisies maritimes d'une créature qu'il appelle "la mantrisse". Kim et Marc, prisonniers des méchants flics ecclésiastiques, s'envolent vers leur destination avec un optimisme un peu déconcertant quand même.

L'habileté de Léo n'est-elle pas, ici, dans le fait que même les personnages "normaux", sont quand même un peu bizarres ?


Tome 3: La Photo.

La création de l'univers d'Aldébaran prend de la substance. Les pages de garde de l'album sont désormais illustrées d'une carte de la surface d'Aldébaran, avec une notice climato-botanico-faunistique.. Où l'on apprend qu'Aldébaran ressemble beaucoup à la Terre côté données géophysiques (diamètre, gravité au sol, durée de l'année, durée du jour, et même le nombre de satellites). Les écarts sont insignifiants, ce qui, paradoxalement, décrédibilise un peu le récit: on est tenté de voir en Aldébaran un pseudo de la Terre. Sauf la gravité au sol, qui, en toute hypothèse, devrait donner des bipèdes humains un peu plus râblés que la moyenne terrestre.

L'originalité d'Aldébaran, c'est l'extrême étendue des océans. Le monde habité se réduit à quelques îles perdues au milieu de l'eau, et la plus grande partie de l'océan est inexploré, dissimulant une faune que l'on sait très différente, elle, de celle de la Terre. Or, l'intrigue, jusqu'ici, est essentiellement fondée sur les étrangetés des océans de cette planète.

Imaginaire subaquatique donc, avec ce qu'il faut de mutations physiques improbables pour nous rappeler que nous avons vraiment affaire à un autre monde, pourvu d'autres logiques, et, probablement, d'autres lois physiques. La topographie aldébaranienne convie à l'inconscient.

Bon, Marc crâne moins. Il croyait se tirer d'affaire aisément après son arrestation par l'ecclésiastique Loomis. Las, il passe trois ans et demi en prison, le temps pour lui d'avoir 19 ans, d'être un peu plus mûr, et de devenir plus solaire que vénusien dans ses impulsions.

L'énigmatique Monsieur Pad semble désormais être nettement plus qu'un vieux clochard céleste. Il fait évader Marc et le sollicite pour jeter un coup d'oeil sur une photo, qui représente Driss et Alexa.

Le bestiaire d'Aldébaran s'enrichit de délectables spécimens: les manganeras, sortes de grenouilles-mantes religieuses qui vous endorment en suçant votre sang.

La flore manifeste sa personnalité: de gros arbres littoraux "sur jambes", comme diraient mes guides costariciens et cambodgiens, avec racines aériennes s'élançant vers le haut, au lieu de rechercher l'enfouissement. On se croirait un peu dans une mangrove sèche, sauf que certains de ces arbres ont des corpulences de baobabs. Des arbres décoratifs (?) en forme de gros navets verticaux à rejetons latéraux, coiffés de palmes; des bouquets de gros coton-tiges.

Côté sexe, Marc se rattrape de son abstinence de détenu: une ravissante chinoise lui saute dessus pour lui faire son affaire dans une soirée, suivie de peu par la journaliste Gwendoline Lopes. Marc retrouve la sexy Nellie de ses seize ans. Elle s'est bobonnifiée, en répondant aux consignes du gouvernement: mettre des gosses au monde.

Mais enfin l'intrigue majeure reprend ses droits: Marc retrouve Kim. Plus grande, aussi sexy, mais personnellement je le trouve assez moche, avec ses cheveux en forme de mygale éparpillée. Quiproquo entre les deux amoureux encore inavoués: Marc croit que Kim couche avec son musicien de colocataire, et préfère loger chez son hospitalière chinoise, au grand dam de Kim.

La scène-vedette de l'album, c'est la rencontre de Driss et Alex avec un banc de "grégoires", élégantes et placides créatures marines quelque part entre le cachalot aplati et l'élasmosaure revêtu de décoratifs motifs noirs et blancs, et surtout avec un énorme machin au regard humain (planche 37), qui pourrait bien avoir un rapport assez proche avec la mystérieuse "mantrisse", qui fait l'obsession de Driss, apparemment depuis fort longtemps...

Captivant !


Tome 4: Le Groupe.


La Mantrisse fait encore des siennes, en transformant un volume d'eau marine en une sorte de manche à air qui émet un signal électromagnétique vers le ciel. Elle piège au passage un petit chalutier, qui se retrouve enseveli sous des tonnes d'eau. Ces modifications de la matière me rappellent les distinctions entre eau libre, eau liée, etc., qui postulaient que l'eau, suivant l'état de ses liaisons atomiques, pouvait être porteuse d'une information. On trouvera d'ailleurs dans les pages de garde de la fin de l'album une description détaillée des mutations observées de la Mantrisse, depuis un réseau tubulaire tridimensionnel jusqu'au cétacé géant accompagné de grégoires, en passant par la purée gélatineuse, etc.

Ce polymorphisme de la Mantrisse, aggravé par l'errance des formes entre des aspects animaux et minéraux, trouvera peut-être une explicative dans la suite du récit. Mais ladite explicative aura intérêt à être étayée, sous peine de sombrer dans un bric-à-brac de théories irrecevables, même de très loin.

Plus intéressante est la structure mystique que constitue la Mantrisse: son étrangeté radicale, qui en fait une manifestation directe du Transcendant inintelligible, mais aussi son polymorphisme, qui en en fait une sorte de Graal potentiel de toutes les formes et de tous les états possibles de l'Etre. Ce qui n'arrange pas son cas, c'est qu'elle semble douée de pouvoirs hypnotiques (planche 29), d'une intelligence sociale qui la conduit à sélectionner des partenaires (planche 45) et, comme si cela ne suffisait pas, elle serait la source d'une substance dont la consommation permet d'allonger indéfiniment la vie des humains. La comparaison de cette Mantrisse / Matrice Universelle avec le Graal n'est donc pas totalement dépourvue de sens.

A partir de là, c'est l'aventure: le régime totalitaire qui dirige Aldébaran traque les détenteurs du secret de la Mantrisse, qui seront - ou pas ? - les éventuels bénéficiaires de la substance de longévité, et, bien entendu, Marc, Kim, et le vieux Pad ne savent pas encore s'ils y auront droit. De mystérieuses affinités, ressenties par Alexa et Driss, et manifestées par la Mantrisse, la poussent à choisir à qui elle va accorder ses faveurs. Là aussi, lien mystique entre les individus partageant des affinités dont la nature exacte n'est pas exprimée. Il y a gros à parier, d'ailleurs, que le message qui reprogramme le vaisseau terrien en proie à une "distorsion", émane de la Mantrisse, qui doit avoir envie de faire la causette aux Terriens.

Le dictature d'Aldébaran aggrave son côté infect en obligeant les femmes à être des pondeuses. En nos temps d'écrabouillement démographique et de détresse en produits de première nécessité, on voit mal comment on pourrait rendre plus antipathique ce régime.

Le régime se livre à une course-poursuite en dirigeable aux trousses, de nos héros, proches de se trouver en perdition au-dessus d'une région de marécages plein de sympathiques bébêtes, comme des serpents géants multicornus pourvus d'une gueule de crocodile suréquipée de dents, ou encore une harpie-requin, croisement entre un ptérodactyle et une chauve-souris bien nourrie...

Les délaissés se trouvent entre eux: la chinoise Lie drague le musicien de Kim, qui ne se fait pas prier...

Bel équilibre entre les sources d'intérêt !


Tome 5: La Créature.

La carte d'Aldébaran se précise de quelques noms et du "lieu de rencontre avec la Mantrisse". Elément un peu inattendu, les bêbêtes exotiques qui peuples la série portent souvent des prénoms en guise de noms spécifiques: grégoires, théodores, éleuthères, witolds... De grosses limaces rouges sont appelées des "dordognes"... Des noms qui parlent plus à des Européens qu'à d'autres ethnies.

Les formes des êtres vivants sont toujours imaginatives et convaincantes: de grosses calebasses flottantes, des oiseaux carnivores, des mollusques accrochés aux troncs des arbres par de multiples tentacules, des chenilles, des termites creusant de grosses proéminences dans les troncs d'arbres...

Ca y est, le dirigeable des héros s'est bien crashé dans la forêt marécageuse, et il faut faire le singe d'un arbre à l'autre pour éviter le plus gros des mâchoires qui guettent un extra gastronomique... Li se fait broyer au vol par une sorte de dinosaure aquatique, et il faut la trimballer d'arbre en arbre, jusqu'au fleuve qui mène vers la mer. Belle solidarité, soutenue par l'espérance des grâces à venir de la Mantrisse / Dieu.

Un clou de terreur bien amené est la visite que reçoivent Mac et Kim blottis pour la nuit au creux des branches d'un arbre géant. Le visiteur cumule les formes terrifiantes: sombre, une tête de poulpe, des pattes d'arthropode géant, terminées par des mains bien adaptées à la préhension...

Le règlement de comptes final de cette pentalogie mouvementée est dû à la Mantrisse, qui nous offre une superbe apparition géométrique et distribue ses gélules de longévité à qui de droit, en faisant aux méchants le sort qu'ils méritent. C'est presque une communion chrétienne, avec la manducation du corps de la divinité dans un espace et un temps sacré (tous les dix ans).

Les Terriens arrivent là-dessus, et un résumé terminal nous informe sur le devenir des principaux personnages avant d'annoncer la série à venir de "Bételgeuse".

La Mantrisse est décidément une invention géniale, aquatique et polymorphe à souhait, tout en ayant une intelligence et une histoire qui en fait une véritable personne. L'habileté de Léo à ne jamais éclaircir ce beau mystère confère à la série une épaisseur mystique délectable. L'apparentement de la Mantrisse avec les facultés que l'on reconnaît à l'Inconscient devient prégnante.
khorsabad
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le 26 nov. 2011

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khorsabad

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