Le finale de la série entre de plain-pied dans le mysticisme divin, largement annoncé lors des épisodes précédents. On notera que, dans les deux derniers tomes de « L’Incal », intitulés « La Cinquième Essence », aucun texte, aucune réplique prononcée par les personnages ne nomme ni ne fait allusion à cette « Cinquième Essence », et le lecteur est prié de se débrouiller tout seul pour comprendre quel est le rapport de ce titre avec l’action. Le seul indice est que, dans la tradition alchimico-mystique, cette « Quinte Essence » (venant en sus de l’Air, de la Terre, de l’Eau et du Feu), semble désigner le vide dans lequel toute matière prend place ; cette désignation tend à donner une sorte de substance au vide lui-même, à en faire une sorte de matrice dans laquelle le théâtre de l’Existence déploie ses illusions. Comme cette matrice (l’Éther) compénètre tout, elle est le lieu de connexion et de communication de tout ce qui existe, et se trouve ainsi constituer le tissu cosmique rêvé par les mystiques, dont un des postulats majeurs est que tout est relié avec tout, que nous ne sommes jamais seuls, et que toute action a des conséquences sur l’ensemble de l’univers.


On notera d’ailleurs que les élémentaux qui se disputaient la personnalité de John Difool ont disparu depuis  un moment du récit. Peut-être bien que John Difool a suffisamment évolué pour faire la synthèse de ces sous-tendances primaires symbolisées par ces gnomes ; mais, vu les caprices égoïstes et infantiles qu’il persiste à nous infliger dans cet ultime épisode, on peut douter de cet accomplissement ; John Difool apparaît plutôt comme le plus humain des personnages du récit, donc le plus proche de nous, et donc, in fine, le seul personnage qui n’en a pas fini avec ses choix spirituels à l’extrême fin du récit, qui surprend un peu. (« Je ne veux pas me fondre dans ton unité !.. Je choisis d’être moi-même !!! » - planche 36). Tandis donc que John Difool reste accro à son Ego grossier et à sa devise (« Whisky (Jodo a oublié de répéter son orthographe caractéristique « ouisky »), Cigares et Homéoputes » - ce qui ne fait pas très métaphysique), ses compagnons d’aventures ont tous un caractère d’idéal surhumain qui les place au-dessus dans l’échelle de la réussite spirituelle.
On se réjouira du peu de succès de John Difool en tant que prédicateur de rue (planche 11). On sera ému de la conduite exemplaire de Deepo, cette « mouette à béton », ptérodactyle familier de John Difool, qui se conduit comme un Jiminy Criquet, ange gardien de cet imbécile de détective, risquant sa peau pour accorder une séance de psychanalyse à la « protoreine » des Bergs (planches 18 et 19).
L’écriture du scénario reste magistrale, en ce que Jodorowsky sème comme à plaisir les obstacles et complications pour faire rebondir l’action lorsque les épreuves semblent s’éloigner pour ses héros. Mais ceci, comme à l’accoutumée, en faisant preuve d’une surprenante désinvolture vis-à-vis de la vraisemblance. Ainsi, les Bergs, que le lecteur n’a connu jusqu’ici que comme d’affreux arthropodes à têtes de perroquets, impérialistes et génocidaires, deviennent d’un coup très supportables, et prennent une tout autre apparence, pour des raisons génétiques qui sentent un peu le bricolé, mais qui sont là pour justifier le sous-titre de ce tome 6 (voir l’explication délirante planches 9 et 10).
Moebius joue en virtuose de la mise en page des vignettes sur chaque planche : souvent loin du découpage en « strips » réguliers (qui a tout de même donné son nom à la Bande Dessinée), Moebius mêle souvent sur la même planche vignettes de diverses dimensions avec cadre sur dessins de fond pleine page. Certes, ses engins spatiaux ont des formes qui rappellent pas mal la science-fiction des années 1950-1960 (la fusée-suppositoire avec pieds-réacteurs effilés vers l’arrière, les triangles style avions supersoniques de l’époque de Dan Cooper et de Buck Danny). Superbes décors de torsades et de spirales sur la planète Berg (planche 1) et dans le puits du « Cœur-Soleil » (planche 24). Les planches 37 à 45 sont un morceau de bravoure mystique plein d’images splendides.
En revanche, Jodorowsky ne perd pas le fil de ses thèmes conducteurs. On relèvera, dans les divagations du Berg agonisant (planche 10) le thème de la mère méchante qui n’aime pas ses enfants, et crée par là le malheur et la mort de tout un monde. En plus, sa haine envers ses enfants est fondée sur une erreur et sur une illusion. La mère absente – thème récurrent dans la culture hispanique – renvoie à la quête de John Difool, qui essaie de vivre peinard avec Animah, son double féminin.
La première envolée mystique unanimiste-larme-à-l’œil a lieu quand Barbarah (la « protoreine » des Bergs) se réconcilie avec son peuple (planches 20 à 22). Puis les phénomènes mystiques se multiplient : arrivée des gardiens Arhats (planches 23 à 25), enfants méditant en lévitation (planche 23)...
Par ailleurs, le thème mystique de la « Quinte Essence » sourd dans le récit sous la forme grandiose de la fusion des défunts dans le Grand Tout, identifié à un Dieu supérieur unique, thème issu en droite ligne des philosophies spiritualistes, que l’on aille le chercher en Inde brahmaniste (advaïta, nirdvandva), dans l’archipel bouddhisto-hindouiste (nirvana – extinction de l’égo, vacuité absolue), dans le spiritisme et les réincarnationnismes de toutes obédiences... L’ironie ( ?) provient ici du fait qu’avant même que John Difool et ses compagnons soient confrontés à cette expérience suprême, les affreux Bergs la vivaient déjà comme une tradition (planche 10).
Les ultimes épreuves avant la fusion dans le Grand Tout attendent les compagnons de John Difool, et la séquence des cauchemars (planches 28 à 33) permet à Jodorowsky d’introduire des fantasmes de mutilation et de boucherie sanglante – qui, c’est vrai, manquaient à cet épisode ! La fusion finale a un côté sublime et oblatif que le lecteur appréciera dans son caractère héroïque (planches 34 à 36). Le côté alchimique de la quête, un peu perdu de vue depuis un moment, nous revient en plein visage planches 40 à 42 : le Dieu-créateur s’appelle « Orh », et il est en... or (alchimique, bien sûr). Si l’on suit son discours, il renouvelle le Monde par le moyen de John Difool (en quelque sorte Fils de Dieu pour l’occasion), qui, en tant qu’ « Éveilleur », « Témoin Éternel » (planche 43), retombe dans le samsâra des réincarnations afin de servir de canal aux Nouveaux Mondes qui viennent d’être créés. Comme de juste dans le réincarnationnisme, il perd la mémoire de ses vies antérieures et, comme chacun d’entre nous, naît à une nouvelle existence où son but sera de se souvenir (Réminiscence platonicienne). Et, comme dans beaucoup de mythes, la retombée dans la Matière prend l’aspect d’une Chute primordiale.

Après quoi tout recommence.


« L’Incal » s’achève sur ce paroxysme mystique lourd de sens et d’appel à la spiritualité. Le scénariste comme le dessinateur ont réussi à susciter chez le lecteur le sentiment de l’Autre, en dépit de quelques fantaisies logiques. En soi, ils font, eux aussi, œuvre d’Eveilleurs. Mais, pour ceux à qui la mystique donne des aigreurs, on peut lire cette série comme de la science-fiction mouvementée et plutôt surréaliste. Ce qu’elle est aussi, d’ailleurs.

khorsabad
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le 19 avr. 2015

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