Sous les oripeaux pittoresques des « Pif-Paf », ces clones surprotégés par une « Paterne » tyrannique, Moebius reprend la même thématique que dans le tome 2 : on ne peut devenir soi qu’en établissant un contact aussi franc et intime que possible avec la nature. Vu sous un angle soixante-huitard (les premiers lecteurs qui raffolaient de Moebius), on peut y voir l’écho du refus hystérique de toute autorité, qui se manifestait à coups de pavés démocratiques et trotskystes dans la gueule de celui qui était là au mauvais moment, ainsi que la naissance d’une prise de conscience écologiste, ancrée dans un premier temps dans la notion de terroir.

Pour bâtir son récit, Moebius est obligé d’alterner un versant « énigmes » (vouées à être progressivement résolues) et un versant « explications ». Dans le contexte mystico-onirique de cette série, les « explications » se situent dans l’Eden, ce merveilleux jardin où avaient débarqué Atan et Stell, tandis que les énigmes se situent dans le monde souterrain étouffant des Pif-Paf et de la Paterne (Le "Nid"). Comme il faut bien passer d’un univers à l’autre, Moebius a choisi comme guide du passage un très bel enfant au crâne rasé, qui ressemble beaucoup à un jeune moine tibétain, et dont la méditation (en lotus, comme il se doit) lui permet de « rêver » l’Eden et de fournir au passage les éclaircissements indispensables à Atan et au lecteur.

On en retiendra que la transition entre le vécu et le sens donné se fait au moyen du rêve, ce que ne démentiraient pas les occultistes, New Age ou pas : dans ce contexte narratif, l’Eden est le lieu où se révèlent les guides spirituels, qui donnent un sens à l’action du héros ; et le monde des « Pif-Paf » est la grise réalité concrète, celle où l’on s’est incarné et où l’on doit faire ses preuves pour évoluer. Notons que ce schéma peut jouer en deux types d’occasion : le « plan de vie » concocté avec les guides spirituels en préalable à toute incarnation ; et les rêves nocturnes pendant lesquels, paraît-il, nous quittons provisoirement notre corps pour nous faire donner des consignes et des impulsions par nos guides spirituels. Cette interprétation semble confirmée par le fait qu’Atan, devenue une délicieuse jeune fille aux yeux bleus clair et aux lèvres saturées de vie dans le monde des « Pif-Paf », redevient une androgyne indécise et mal fagotée dans l’Eden ; message : on ne peut évoluer et se différencier qu’en s’incarnant.

Légèrement moins éthéré que dans le tome 1, le dessin ne lésine pas sur les décors d’une pureté archétypale pour susciter en nous le réveil des merveilles enfantines devant l’immensité et la beauté du monde. Si le lecteur ne redevient pas enfant, le récit ne fonctionnera pas : Atan, d’abord merveilleuse sauvageonne vêtue de peaux de bêtes, revêt ensuite l’apparence d’une déesse vierge primordiale, revêtue d’une longue robe bleue angélique, qui retient moins l’attention des gros obsédés dont je suis un éminent spécimen, mais qui lui vaut d’accéder à certains pouvoirs surnaturels intéressants ; l’interminable forêt primordiale de l’Inconscient, lieu par excellence du mystère et de la force-de-vie, et qui s’interrompt brusquement au long d’une lisière immense et parfaitement rectiligne ; le motif de la pyramide-montagne sacrée au sommet de laquelle on va chercher l’initiateur ou l’initiation, pour le meilleur ou pour le pire (on comprend que Jodorowsky, auteur de « La Montagne Sacrée » et grand bricoleur de symboles mystiques, ait apprécié de travailler avec Moebius) ; la sensation de manque d’air dans le monde souterrain des « Pif-Paf » et de la Paterne ; cette dernière est en fait un symbole du Père méchant, abusif et dévorant, qui refuse à ses enfants de grandir et d’affronter le monde ; son désir de garder le rôle de chef, de géniteur unique le pousse à camoufler ses enfants sous les déguisements des « Pif-Paf » (combinaison intégrale, long nez pendant que l’on ouvre pour aspirer la nourriture synthétique par un tube, boudin bizarre perché sur la tête), qui ont horreur de toute parcelle de corps dénudé, et qui craignent comme la peste l’étrange « maladie du nez » (on peut parier qu’elle survient quand on manque d’air frais et pur...) ; l’immense forêt orangée d’Edena.

Le personnage de la Paterne s’éclaire : son nom féminin pour désigner un symbole masculin (« Pater ») renvoie à l’indistinction sexuelle générale qu’il veut imposer. Son apparence de monstre désirant l’Anima (Atan) confirme bien que c’est un père incestueux, désireux de se réserver personnellement les plaisirs de la sexualité en en privant les autres.

Les « Pif-Paf » ne sont pas méchants, simplement abrutis par leur asservissement. Ils sont polis, jamais très enthousiastes pour recourir à la violence. Il faut les voir dire systématiquement « Monsieur » à la « déesse » Atan qui se balade à poil pendant un bon moment, et dont l’identité féminine ne fait aucun doute. Mais les « Pif-Paf » sont tellement maintenus dans l’enfance qu’ils n’ont aucune conscience claire de la différenciation sexuelle.

Les bons vieux thèmes de l’insurrection contre les pouvoirs abusifs sont présents : Atan se réfugie dans un labyrinthe de tuyaux d’égouts souterrains, y rencontre des clochards pas convenables (les « opprimés » habituels des souterrains avec qui on va faire la révolution : les « Cafardos »).

La réussite graphique et chromatique est totale : on aimerait se noyer dans certaines couleurs, dont l’éloignement nous fait ressentir douloureusement la fadeur de notre propre monde.
khorsabad
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le 17 févr. 2015

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