Sous ses dehors fantaisistes et de belle tenue culturelle, la série gagne en profondeur dans ce tome, tant au sens littéral (il y a pas mal de souterrains là-dedans) qu’au sens sémantique (une nouvelle strate de significations s’ajoute aux précédentes). Cette évolution se manifeste précisément dans le Tome 4, alors que la série était prévue pour se terminer au troisième volume. Alain Ayroles, pressentant qu’il dispose d’un espace narratif nettement plus vaste que programmé antérieurement, s’ingénie à introduire de nouveaux éléments qui peuvent mener loin.

Les indigènes de l’île où cuisent Maupertuis et Don Lope adorent la Lune. Banal, se dit le lecteur. Ca ou un lapin ailé, hein ? Sauf qu’Alain Ayroles pousse l’exploration de ce thème lunaire jusqu’à une profondeur que l’on n’attendrait pas dans une série hilarante. Pierres de Lune qui conjurent les sauvages et les démons, passe encore. Mais, par la vertu de la science de Bombastus, voilà l’île « étrange » transformée en amplificateur de l’attraction lunaire (celle qui est sensible dans les marées, planches 5 et 17). Cette rupture avec la loi commune de l’attraction terrestre nous plonge dans un monde de rêve, où les processus inconscients (associés à la symbolique lunaire) se mettent à envahir le réel : le homard géant (planche 17).

A l’épicentre du récit (contact entre les planches 22 et 23), on entre dans le monde souterrain de la Lune (c’est-y pas bien programmé, ça ?). L’horloge astronomique (planches 26 et 27) renvoie aux phases de la Lune.

Mais le théâtre explose dans la descente vers l’inconscient lunaire : préludé par un délire de pirate tiré du « Cid » (planche 28), l’enjeu de l’initiation souterraine que vivent les héros consiste en une représentation théâtrale contrainte, où il est question de Pierrots (lunaires, évidemment !), de la Farce de Grosjean, dont l’expression « Gros-Jean comme devant », tirée de La Fontaine (« Perrette et le Pot au Lait »), remet en scène la Fable. Coïncidence, le synopsis de l’intrigue, dans un décor de cintres de théâtre et des costumes de comédie italienne, réécrit la situation vécue par Armand et Séléné (planches 37 à 45). Commençant sur une scène classique de comédie italienne (inspirée de gravures du XVIIe siècle), l’action jouée par les héros se complique et s’amplifie grâce aux mécanismes mis en marche par Bombastus, jusqu’à faire jouer à Don Lope le rôle de sa vie dans une « scène à machines » : le « Deus ex Machina » justicier qui intervient pour le bon droit. La farce culmine planche 44, évoquant dans son extravagance délirante la complexité des scénarios d’Alain Ayroles. Comble de « lunarité », les masques clonés (symbolique lunaire : la réplication indéfinie) qui assistent au spectacle sont, d’après Bombastus, des Sélénites. Or, ce brave Bombastus, bien que snobé par ses compagnons (planches 7 et 18), ne raconte pas que des bêtises, et le lecteur est convié à l’entendre...

Une règle : ne jamais laisser tomber un personnage appelé à jouer un rôle par la suite. Mendoza et Séléné sont rappelés à l’existence pour deux planches seulement (planches 3 et 4), mais l’action ne progresse guère, sauf que Mendoza apparaît comme un rival amoureux de Maupertuis, ce qui le rend encore plus odieux. Cet insert dans l’écriture du scénario est une trace un peu faiblarde du remaniement de la série en direction d’un plus long terme.

Deux scènes hilarantes dans la jungle : celle où le chef des pirates doit prendre conscience de la nature du volatile qu’il appelle un perroquet (planche 9) ; celle où les héros attendent des informations de la part des perroquets qui, au moment crucial, ne savent plus dire que « Il est beau, Coco ! » (planches 19 et 20).

L’ironie pousse Alain Ayroles à démystifier sa propre verve poétique en faisant dire à un sauvage dénudé que la prose serait tout aussi pratique dans la conversation (planche 2). Pour les lecteurs attentifs, on remarquera, (vignette 1 de la planche 32), sur l'astragale d'un chapiteau macabre, le mot "Tarlouze" écrit en lettres grecques. Qui se sent visé ?

L’ironie se manifeste également dans le traitement assez cavalier du thème incontournable du sauvetage des héros : l’invraisemblance redouble jusqu’à la parodie lorsqu’il s’agit de tirer les personnages principaux du péril sans issue où ils se sont fourrés. On se souvient que Maupertuis et Don Lope, à la fin du tome précédent, sont enfermés dans une marmite en train de chauffer par les bons soins d’une horde d’anthropophages. Dur de s’en sortir, non ? Et là, ce n’est pas pour rien qu’Ayroles insère une fausse introduction en noir et blanc, (on ne voit que les yeux des personnages), d’où on tire comme un lapin d’un chapeau la solution de sauvetage, qui, en plus, fonctionne ! C’est tellement incroyable que le rire ne peut que s’ensuivre ! De même, Kader et Eusèbe (planches 22 et 23) sont supposés mettre le feu avec une flamme nue à un baril de poudre à canon qui est sous leur nez, dans un bateau lui-même localisé dans le ventre d’un Léviathan marin en plongée. Ça fait beaucoup. Mais, à la planche 46, Kader et Eusèbe se retrouvent guillerets, sur la terre ferme, sans le moindre poil ni roussi ni mouillé. Tirons-en une leçon : dans l’univers de la série, les lois communes de la physique sont en grève reconductible.

La furie poétique de Maupertuis nous vaut un décollage de l’action à la verticale dès la première planche, répartissant en nombre égal les alexandrins constitués d’un seul jet, et ceux habilement césurés à l’hémistiche. Maupertuis, bel esprit, se permet de faire le dédaigneux devant les vers « de mirliton » qu’il découvre (planche 25).

Masbou, aussi à l’aise dans les bleutés nocturnes et souterrains que dans les tons vifs et contrastés des paysages tropicaux diurnes, nous offre de belles grottes, marines ou pas (planche 13 ; planches 14 et 15 avec d’étonnants rideaux de brume phosphorescents, planches 21, 27, 29, 30), un cimetière de bateaux (planche 16), un paysage surréaliste d’animaux et de plantes marines en plein air (planche 18), une superbe horloge astronomique (planche 26), l’impressionnant théâtre baroque (planche 38).

Les parodies ironiques s’emboîtent : Ayroles tournant en dérision sa propre mécanique scénaristique et langagière ; les héros, par la grâce de la Farce qu’ils jouent, rappelés aux ressorts dramatiques archétypiques qu’ils incarnent ; et les perroquets, les plus philosophes de tous, qui ont bien compris la morale de l’ensemble :

« Il est beau, Coco ! ».
khorsabad
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le 1 déc. 2013

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khorsabad

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