Mister Nostalgia
7.9
Mister Nostalgia

Comics de Robert Crumb (1967)

Présenter de manière succincte Robert Crumb, icône de la bande dessinée américaine alternative, est un exercice périlleux. On aurait tendance à occulter certains aspects de son œuvre pour parler en priorité de ses obsessions – particulièrement sur le plan sexuel, qu’il dessine Fritz le Chat ou qu’il se mette en scène pour mieux exorciser par introspection ces démons féminins qui l’attirent tout autant qu’ils le repoussent. De la même façon, il serait dommage de n’entrevoir sa passion de la musique qu’à travers une pochette d’album (Cheap Thrills) qui le catégoriseraient trop vite dans la pop culture des sixties, perpétuant ainsi un grave malentendu. L’album Mister Nostalgia permet d’aborder la personnalité de ce génie de la BD sous un autre angle, évitant les écueils et permettant de découvrir sa passion pour le blues.

Aux antipodes de l’éloge du hippydom, Mister Nostalgia est une sélection de planches qui revendique l’attachement de son auteur à l’authenticité, en reprenant avec pertinence le nom d’un de ses personnages – reflétant son côté record geek ainsi que sa passion pour les vieux objets. Cette édition exemplaire force le respect, ne serait-ce que pour sont postface très instructif. Proposant à la fois des histoires, des sketches et des croquis réalisés entre 1965 et 1999, l’album couvre une bonne partie de la carrière de Robert Crumb et révèle sa passion pour le blues rural et primitif, ainsi que son aversion envers la « modernité », retraçant au passage un bout d’histoire des États-Unis (« A Short Story of America », 1979) et dressant un portrait corrosif de la société moderne.

La plupart des travaux inclus dans cette collection allient le plaisir de lecture à la furieuse envie qu’ils suscitent d’aller découvrir (ou redécouvrir) les premières grandes figures du blues venu du Mississippi. Outre l’histoire fictive d’un bluesman dans « That’s Life » (1975), le morceau de bravoure en la matière reste la biographie de Charley Patton dessinée au pinceau, intitulée « Patton » (1985) de manière satirique. Robert Crumb présente la vie du père du delta blues à partir des informations contenues dans le livre Deep Blues de Robert Palmer. Cette vision romancée des années 20-30 n’exclut pas un voyage dans le temps très émouvant fait d’anecdotes qui replacent Patton dans son contexte et montre son influence sur le blues, de Son House à Robert Johnson.

Hermétique au free jazz et à toute forme de musique électrique, Robert Crumb dépeint la perversion de l’industrie musicale, condamnant l’attitude mercantile des majors après le krach boursier de 1929 ainsi que les effets de mode produits par celle-ci les décennies suivantes. Sa fascination vis-à-vis d’une musique populaire authentique trouve un écho avec les musiciens de rues, comme le montre « Street Musicians (1996). Il n’est pas question de Moondog, mais de rencontres avec des artistes anonymes. Se pose naturellement la question de la perception de la beauté de l’art par le public, que l’on retrouve à travers l’expérience du Washington Post par le violoniste Joshua Bell dans le métro new-yorkais.

Thème central de cette petite anthologie, la musique devient l’objet de railleries lorsque Crumb croque Bruce Springsteen et la pop soul de Mary Wells avec un détournement hilarant de sa chanson « My Guy ». Si les comédies musicales comme My Fair Lady de George Cukor en prennent pour leur grade, Jimi Hendrix a lui aussi droit à une belle caricature, le dessinateur préférant porter aux nues la chanson « When You Go A’Courtin’ » de Francum Braswell & George Wade. Dans la manière, les esquisses rappellent les saynètes des Dingodossiers de Gotlib, voire plus précisément Pop et Rock et Colégram (1978) que notre Marcel national « troubouche » avec Dister et Solé. Une impression étrange que l’on retrouve avec d’autres sujets entre ces deux génies de la bande dessinée : notre Marcel national a beau être plus branché musique psychédélique que son homologue américain, chacun a également traité à sa manière le champs de la sexualité – Hamster Jovial et Rhââ, Lovely rappelant parfois les comix osés de Crumb.

On trouve également deux contes des frères Grimm revus et corrigés : « Mother Hulda » (1986) et « Goldilocks And The Three Bears » (1984). Si le premier est traité de façon classique, le second illustre avec beaucoup de cynisme la stupidité des jeunes paumés de la génération post-punk. Une vision très caricaturale et critique envers la prise de drogue et le comportement délinquant – prouvant que l’underground artistique US n’est pas qu’une histoire de cocaïne. Preuve aussi que le personnage n’est pas si facile à cerner que le laisserait suggérer son « Keep on truckin » ; nous sommes bien loin d’une vision optimiste de la jeune génération.

C’est bien là le propos de cette édition. Sous son titre évocateur, Mister Nostalgia est une lettre ouverte à une musique authentique, des plus grands artistes comme Blind Lemon Jefferson ou Mississippi John Hurt jusqu’aux grands oubliés de la musicologie : Joe Callicott, Erskine Tates, Slim Lamar et bien d’autres. Malgré ses accents quasi-réactionnaires, voilà une lecture intéressante tant pour les néophytes que les habitués, qui peut être poursuivie à travers la compilation d’enregistrements choisis et illustrés par Robert Crumb que l’on trouve facilement à prix modeste.

http://offthebeatentracklists.wordpress.com/2012/07/30/robert-crumb-mister-nostalgia/
Messiaenique
8
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le 30 juil. 2012

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Messiaenique

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