(cette critique peut présenter des spoilers)

Auteur de l’excellent C’était la guerre des tranchées (1993), abordant également le premier conflit mondial, Tardi remet ses talents à l’oeuvre dans cet univers de guerre qu’il retranscrit à la perfection au côté de Jean-Pierre Verney, auteur d’ouvrages documentaires sur le sujet, pour Putain de Guerre. À la fois devoir de mémoire et travail d'historien, cette bande dessinée sur la Première Guerre Mondiale, à travers ses traits singuliers (des planches de trois vignettes qui se superposent tout le long de l’oeuvre) arrive à nous faire partager pour ces soldats si peu fictifs une réelle compassion et de grands moments de dégoût ou encore de tristesse à leur égard.

Cependant, il semblerait que Putain de Guerre reste encore (trop !) méconnu passé nos professeurs d’Histoire et aficionados de ce premier conflit mondial.
Pourtant, il n’en demeure pas moins d’un extrême intérêt pour comprendre cette époque clef du XXème siècle, en plus des films (Paths of Glory, Shoulder Arms) et des livres (Ceux de 14 par exemple) déjà écrits à ce sujet, Putain de Guerre partage à travers ses dessins une nouvelle expérience pour l’intéressé. En effet, dès le titre, Tardi nous suggère ce langage cru qui donnera du caractère à son oeuvre (pensez d’ailleurs à vous référer au lexique à la fin pour bien comprendre le vocabulaire employé, parfois difficilement compréhensible). C’est à travers cette représentation de ce peuple provincial, chauvin et hypermotivé pour vaincre l’Allemagne en 1914 que Tardi débute son oeuvre, s’amusant à faire s’opposer des planches similaires - je pense notamment aux pages 8/9, 12/13 - montrant les deux camps aussi déterminés l’un que l’autre à gagner. C’est par ce jeux d’oppositions que Tardi arrive à nous captiver, cassant de temps à autre ce jeux pour figurer la victoire d’un camp particulier, représentant au mieux cette lenteur et ce stress dans un univers sordide que signifia la guerre des tranchées. Laissant ainsi place à une démotivation des camps, une raison abandonnée de victoire rapide par la France face à son rival allemand. En effet, si durant les premières pages d’espoir où les couleurs sont florissantes, Tardi s’amuse avec un certain humour à se moquer du soldat allemand qui « était venu faire son caca sur le sol sacré de la France », cet humour noir se terni, pour, à certains moments, carrément disparaître. Aussi, au sujet des couleurs, si la couverture de l’oeuvre donne le ton : des couleurs sombres teintées de rouge supportées par des traits bruts. Si ce n’est pas l’image suggérée par le début de l’oeuvre, après quelques pages on y arrive, le rouge étant l’une des rare couleur qui sort de cette monotonie de teintes grises, qu’il soit sang ou nuance d’espoir.

Par ailleurs, le personnage principal intrigue de par le manque d’informations que l’on a sur lui, s’il demeure anonyme, nous sommes tout de même plongés dans son esprit grâce à ses pensées en phylactères. L’intérêt de ce personnage est donc que l’on s’y identifie aisément en tant qu’homme, qu’il nous apparaît comme vous et moi. Alors, ses actions nous paraissent légitimes même si parfois elles demeurent à l’encontre du devoir patriotique (je pense notamment au moment où il part faire le mort dans les bois). De plus, Tardi, à travers les yeux impliqués du soldat-personnage principal peut se permettre d’évoquer des émotions plus que touchantes, notamment lorsqu’il mentionne les écorchés de cette « putain de guerre », avec tous ces hommes, déshumanisés, avec un bras, une jambe, un oeil, un nez, une mâchoire en moins. Ou encore, ces hommes qui errent nus en cercle, sans but, devenus fous permet de dénoncer également les préjudices moraux d’une telle guerre sur des hommes non formés. En effet, si certains furent cuisiniers, menuisiers ou encore vendeurs, jamais ils n’eurent été formé à tuer… D’ailleurs, ces 18 portraits en gros plan de gueules cassées paraît sortir du contexte de l’oeuvre, notamment puisque ce sont les deux seules pages à venir casser ce rythme des trois vignettes, apparaissant comme un témoignage que Verney aurait pu imposer, comme une exposition de photos de guerres dont il est impératif que le lecteur ait conscience, même un siècle après ses effets.

En résumé, je ne saurais que trop vous recommander cette oeuvre qui semble résumer le plus justement possible une guerre terriblement difficile, que ce soit dans le camp français que dans celui allemand. Sans en faire trop, Tardi prend parti de nous raconter la vie des soldats et les conséquences sur ces derniers après la guerre. De plus, ce langage cru employé le long de l’oeuvre rappelle ce charme de la France provinciale et, comme dit plus tôt, donne le caractère à cette oeuvre de la même manière que ces dessins bruts dénonciateurs, allant de la concentration des hommes dans des trous à rats composés pour les tranchées, à l’obus reçu en plein visage d’un soldat.
Lucien_Lecomte
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le 27 févr. 2015

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Lucien Lecomte

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