"Un morceau de jade cassé vaut mieux qu'une tuile entière?", interroge l'un des protagonistes du Soulier de satin de Paul Claudel lors de la troisième journée.
Un bout d'oeuvre vaut-il mieux qu'une oeuvre entière? Semble-t-il puisqu'on applaudit souvent les chef-d'oeuvres. Or chef signifie "bout, extrémité". Donc, les bouts d'oeuvre remportent l'adhésion.
Mais est-ce le cas de cet album de Tintin resté inachevé à la mort d'Hergé en 1983?


1. Le Morceau de jade


L'inachèvement, c'est d'abord cet amas de brouillons qui s'enchaînent et qui font remercier l'éditeur d'avoir posé le scénario à côté - bien qu'une lecteur attentive, une lecture de professeur (c'est à dire un déchiffrement long et parfois fastidieux), permet de découvrir certains oublis.
Malgré tout, on se prend vite à cette histoire qui commence tambours battant avec un cauchemar surréaliste comme Hergé sait si bien les peindre depuis Les Cigares du pharaon. On suit avec intérêt ce nouveau et dernier Tintin qui lance le lecteur dans une enquête plus que passionnante. Hélas, c'est sur un cliffhanger ou suspense d'autant plus terrible qu'il ne connaîtra aucune résolution sinon celles que rêveront les lecteurs.
Il y a la matière à frustration: qu'arrivera-t-il à Tintin? Qui est le mystérieux mage mesmérien Endaddine Akass qui semble chapeauter tout ce complot lié à l'art?
Toutefois, un ensemble de pages retrouvées comble cette perte, informe de l'identité réelle des coupables choisis par Hergé pour cette aventure, et consolent le lecteur: Hergé ne savait pas non plus comment s'achèverait l'histoire: "je ne sais vraiment pas où cette histoire va me conduire".


On peut y voir un double intérêt.
Pour la collection, d'abord, car son caractère esquissé et inachevé fait écho au caractère primitif et ébauché de Tintin au pays des soviets: le tout premier et le tout dernier Tintin forme comme un cadre entourant la toile de maître que constitue le reste achevé et colorié de la collection de 24 volumes.
Le second est l'incroyable coïncidence de l'inachèvement de cette oeuvre et de son sujet, la pratique de l'art. Car, brisé, ce bout de jade permet d'imaginer la tuile entière. Autrement dit, cet album, qu'aurait rêvé un Roland Barthes, mime le fonctionnement de l'art: la rencontre entre ce que présente l'auteur et ce qu'y apporte le lecteur d'imagination, d'adhésion. Tintin et l'Alph-art est indéniablement un album co-créé par Hergé et son lecteur, le seul du genre dans la collection et l'unique à s'y prêté thématiquement. C'est là la beauté imprévue de la chose.


Ce qui déjà se voit dans ce chef-d'oeuvre, c'est sa critique de l'art et de la pratique de l'art. Une critique tout en nuances, bien que bâtie sur la caricature propre à l'univers de Tintin, qui raille tant les amateurs de n'importe quelle forme d'art - fusse-t-elle ridicule - que les ignorants qui rejettent l'art qu'il ne comprennent pas.


La Castafiore dans l'ébauche, d'autres personnages dans les brouillons, prétendent se sentir meilleur après avoir goûté une oeuvre d'art, expriment être bouleversés parce que l'oeuvre est bouleversante. Les arguments ridicules et fallacieux se perdent dans l'absurde des oeuvres exposées: des lettres. Est-ce l'alph-art, défini par la Castafiore comme le retour à l'art premier le Lascaux auquel fait référence la première lettre de l'alphabet grec cachée dans ce nom? Est-ce le lettrisme d'Isidore Isou, un anarchiste qui a plus théorisé cette nouvelle école artistico-littéraire qu'il ne lui a donné d'oeuvres concrètes?
Face à ceux-ci Tournesol, Lampion, Nestor et les Dupondt dont la réaction face à l'art, proche de celle des élèves actuels, est bassement utilitaire "à quoi ça sert?". Le Capitaine de répondre que l'art ne sert à rien; ce n'est pas Théophile Gautier, l'auteur de Mademoiselle de Maupin et surtout de sa Préface, qui le contredira. Bien au contraire. Seul Tintin reste interloqué et pose une question différente: "qu'est-ce que c'est que ça?". Il exprime la difficile appréhension de l'oeuvre d'art abstraite, lui qui reconnaît plus loin des Monet, des Modigliani ou des Léger au premier coup d'oeil.


Il s'avère que toute inachevée qu'elle soit, cette bande dessinée a le mérite de réécrire le débat sur l'art d'un Balzac dans Le Chef-d'oeuvre inconnu (et Dieu sait, et vous savez à mon pseudonyme, combien j'aime cette dernière oeuvre!) et pourrait constituer l'un des meilleurs moyens de le transmettre aux enfants et adultes consommateurs et utilitaristes qui font réception des oeuvres aujourd'hui.


2. Continuation plus qu'une suite


Tintin et l'Alph-art est surtout une continuation, comme le Moyen-Âge appelait les oeuvres littéraires qui présentaient des suites potentielles à d'autres oeuvres. C'est une continuation présentant ses propres variantes, ses propres continuations. Un vertige de possibles narratologiques.
Cela passe par un supplice de Tantale entre le souhait de métamorphose du devenir physique et moral de ses personnages et le désir d'un retour aux sources.


Pour ce qui est de la métamorphose, l'oeuvre s'ouvre sur un cauchemar délirant où la Castafiore se change en pivert frappant Haddock, transformation qui l'assimile presque au Coco qu'elle offre dans Les Bijoux de la Castafiore. Elle se ferme sur Tintin menacé de se changer en statue de musée: peur du classicisme de la collection ou référence au très récent alors destin du Han Solo dans l'Empire contre-attaque?
Ces deux métamorphoses retenues ne doivent pas exclure les nombreuses imaginées dans les brouillons concernant le Capitaine, neurasthénique suite à agueusie alcoolique due à Tournesol dans Les Picaros. Devenu artiste, il se vêt, parle et se comporte comme les snobs d'une chanson de Boris Vian qu'incarnent autour de lui Ramo Nash, Bianca Castafiore: il a les cheveux longs, des habits différents et grotesques. Soigné par Tournesol, il tombe malade, devient glabre et porte des taches sur le visage. Plus discrète et morale, la transformation du Tintin enfantin inspiré du personnage homonyme de Rabier en un Tintin amoureux qui aurait trouvé sa Titine, Martine Vendezande. En supposant comme de juste que Tintin est le diminutif de Martin, il est logique de penser que le seule personnage féminin outre la Castafiore, dont le prénom est la déclinaison féminine de celui de Tintin, serait devenu son amante sinon sa femme.
Mais une toute autre métamorphose s'opère autant dans l'ébauche que dans les brouillons: Philippe Goddin, qui établi vraisemblablement cette anthologie des manuscrits, précise à ce sujet qu'il était "urgent que les héros récupèrent leurs caractères essentiels". Ainsi dans une version prévue, Tournesol cherchait à redonner goût à l'alcool au Capitaine Haddock, ce qui lui permettait de redevenir l'inventaire à problème de ses débuts. Milou reprend de l'importance dans l'intrigue, se faisant le double animalier du Capitaine dans une situation de baise-main avec une aristocrate. Et surtout, Tintin plus indépendant de ses compagnons de route mène à nouveau l'enquête en binôme avec Milou dans un style proche de ses aventures pré-Rackham le rouge. Il redevient un reporter qui en a plus que le nom, puisqu'il prétexte un sondage d'opinion pour enquêter. Depuis quelques albums, il se plaignait de ses collègues journalistes qui d'ailleurs le remplaçaient dans une tâche qui lui revenait en toute logique. Tintin semblait être devenu oisif et l'invité perpétuel de Moulinsart, vivant du trésor trouvé par Haddock et des inventions du Professeur. Il redevient dans ce dernier album un reporter, fonction qui est rappelée verbalement juste avant l'interruption de la diégèse.


De cette auto-contradiction entre deux désirs antithétiques découle l'envie d'un album total englobant un maximum de personnages des autres aventures, une sorte de Coke en stock plus complet encore. Un album "best-of".
C'est ainsi qu'on apprend dans l'ébauche, qu'on découvre dans les brouillons que devaient apparaître les sempiternels Dupondt, Lampion, Tournesol, Nestor, Castafiore ainsi que les antagonistes Rastapopoulos, Dawson, Krollspell, les frères Loiseau ou encore de vieilles connaissances telles que Alcazar (puisque nouveau dirigeant de San Theodoros dont on devait voir l'ambassade), Ben Kalish Erzab (et peut-être son fils), le milliardaire Carreidas et Sakharine (toujours pas descendant de Rackham le rouge, désolé Steven) et bien d'autres.


Tintin et l'Alph-art est donc un Tintin à la fois à part et totalement intégré à la série dont il épouse en une seule aventure les différents mouvements (périodes soviets-Cigares / Cigares-Bijoux / Bijoux- Picaros-Lac aux requins). C'est donc un Tintin inachevé et total à lire et à compléter chacun à son gré.

Frenhofer
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le 22 févr. 2016

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