Que la sainte loco nous protège du froid !!
Le monde tel que nous le connaissons n'est plus, balayé par la folie destructrice de l'Homme.
Les anciennes terres verdoyantes et chaleureuses de la Terre nourricière ont été remplacées sans ménagement par un désert de glace cruel et sans pitié et une banquise froide domine sans partage la place qui était autrefois attribuée à des océans regorgeant de vie.
La Terre, autrefois belle et agréable, n'est désormais plus qu'une boule de glace invivable où la mort est omniprésente et où le froid mordant de l'hiver est éternel.
Mais, dans ce paysage sinistre de désolation blanche où règne le silence et l'immobilité, une chose continue encore et toujours à se mouvoir.
Il s'agit d'un train, le dernier train de l'humanité, la dernière preuve de la pitoyable existence de la civilisation des Hommes.
Ce train, c'est le transperceneige, un engin d'une longueur inimaginable dans lequel s'affairent les derniers survivants de la race humaine.
Écrit en 1982 par la talentueux Jacques Lob et dessiné par le jeune Jean-marc Rochette, le transperceneige est une bande dessinée d'anticipation de qualité qui a malheureusement souffert du plus terrible des maux : le temps.
En effet, malgré un succès critique à l'époque et malgré la tentative de résurrection de Benjamin Legrand dans les années 2000, le transperceneige n'a jamais réussi à traverser les décennies et a rapidement été oublié par le monde de la bd franco-belge.
Il a fallu attendre la sortie du film de Bong Joon-ho en 2013 pour que les éditions Casterman se décident enfin à éditer une intégrale.
Cette intégrale regroupe donc les 3 histoires : L'échappé de Jacques lob et Rochette de 1982 et l'Arpenteur et sa suite de Benjamin Legrand et Rochette de 1999/2000.
Dans l'échappé, Jacques lob présente une société folle et en pleine décadence en décalage complet avec le reste du monde.
Cette société erre sans but dans les entrailles d'un monstre de métal oppressant et gigantesque qui parcours les étendues désertiques et glacées d'une Terre post-apocalyptique pour accomplir un voyage sans destination et sans finalité.
Plus qu'une simple histoire, le Transperceneige est un récit d'anticipation, une satire sociale et politique au point de vue légèrement marxiste qui critique avec panache et acidité, la lutte des classes, la futilité de la société consumériste actuelle et la fragilité de l'existence humaine.
En tant que fable sociétale, il serait stupide de prendre le transperceneige pour ce qu'il n'est pas : à savoir un récit de SF cohérent et réaliste.
Ici, l'auteur privilégie le fond plutôt que la forme. Il veut faire passer un message, une opinion sur le monde qui nous entoure.
Dans la première histoire, cette volonté est omniprésente et se retrouve dans chaque case, dans chaque dialogue et dans chaque expression.
Pour souligner l'aspect satirique et populaire du récit, l'auteur, en plus de donner un nom très particulier à son personnage principal (Proloff) utilise une méthode de narration originale et entraînante qui se base principalement sur le rythme d'une complainte populaire.
Au fur et mesure que le récit évolue, la complainte se dévoile et apporte des éléments clés pour comprendre le propos nihiliste du récit et les différentes situations.
Le fait de situer l'action dans un train permet également à l'auteur de révéler de manière appropriée la société du rail petit à petit : de la pauvreté la plus crasse à la richesse la plus opulente en passant par la classe moyenne et les artisans.
L'atmosphère du récit est sombre, sinistre et la fin n'est pas des plus joyeuses.
Rien ne laissait présager une suite et pourtant...15 ans plus tard, Benjamin Legrand décide de rendre hommage à Jacques lob en écrivant « L'arpenteur ».
Pour éviter les incohérences, L'arpenteur se situe à bord d'un autre transperceneige technologiquement plus avancé et bien plus important : le crève-glace.
En créant un nouveau train, Legrand évite certes les incohérences avec la première histoire mais en contrepartie, il torpille littéralement la fin sans espoir et nihiliste de Lob.
L'esprit pamphlétaire du transperceneige est remplacé ici par un récit de science-fiction et d'anticipation à l'univers plus cohérent et à la démarche scénaristique plus classique.
L'approche de Legrand est donc à l'opposée de celle de Lob mais pourtant il y a toujours cette présentation d'une société destructrice et d'un train particulièrement angoissant.
Si l'esprit est diamétralement opposé à celui du premier volume, l'histoire est tout de même réussie grâce à des trouvailles scénaristiques franchement plaisantes.
Par exemple : le crève-glace ne dispose d’aucune fenêtre !
Cela peut paraître anodin mais après plusieurs décennies passées dans le train, une partie de la population est convaincue d’être à bord d'un vaisseau spatial en route pour Alpha Centauri.
Il y a également l’établissement d'une nouvelle religion basée sur l'aspect divin de la locomotive, la formation d'enfants soldats habitués aux conditions les plus extrêmes, l'utilisation d'un aéronef pour partir en reconnaissance pour vérifier l'état général des rails, la loterie virtuelle, la manipulation du gouvernement central et bien sûr les arpenteurs eux-mêmes : des hommes chargés d'explorer les vestiges de l'ancienne civilisation.
Legrand apporte profondeur et cohérence à l'univers et nous parle d'une société qui cultive la peur et l’ignorance pour maîtriser une population capable de sombrer dans la folie à tout moment.
En matière de dessin, les trois histoires sont dessinées par Jean Marc Rochette.
Avec le même dessinateur à chaque fois, les lecteurs peuvent s'attendre à une certaine homogénéité dans le dessin mais il n'en n'est rien !
Plus de 15 ans séparent les deux premières histoires et Rochette est un perfectionniste qui aime changer de style.
Le transperceneige devait originellement sortir en 1977 avec Alexis pour la partie graphique, ce dernier étant mort avant d'avoir pu achever le travail, le projet fut suspendu durant plusieurs années.
Quand Rochette reprit l'histoire avec Lob dans les années 80, il n'était encore qu’un débutant qui essayait de chercher son style et son trait.
L'aspect graphique du premier tome est donc très académique et ne brille pas vraiment pour sa qualité et son sens du détail.
Il s'agit d'un dessin réaliste en noir et blanc assez quelconque avec un trait des personnages pas tout à fait maîtrisé mais suffisamment bon pour ne pas se révéler désagréable.
En revanche, pour la suite, le dessin de Rochette fait preuve de maturité et d'originalité.
Dans l'arpenteur et la traversée, le dessinateur utilise un style pauvre en détail mais néanmoins dynamique et fluide qui donne une sensation de vitesse tout simplement incroyable !
Les paysages ternes et les visages obscurs des personnages offrent un sentiment de froideur et de rigueur complètement adapté à l’atmosphère du récit et les contrastes de noir et blanc sont irréprochables.
En conclusion, Le transperceneige est une excellente bd.
Elle ne mérite peut-être pas le statut de chef-d’œuvre du neuvième art car elle n'est malheureusement pas dénuée de défauts (un dessin moyen en première partie, quelques raccourcis scénaristiques et des personnages un peu clichés) mais elle mérite franchement le détour.
Une série d'anticipation glaçante et intelligente qui, à défaut d'avoir pu s'imposer dans le paysage culturel français, a su trouver sa place en Corée du Sud.
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