Redécouverte – et toujours avec le même plaisir, d’une BD culte, dont la première lecture doit remonter à l’âge (ou pas loin) où je commençais à lire.
(Avec d’ailleurs un défi impossible à relever – lire le nom de l’inénarrable égyptologue, le fameux Dr Grossgrabenstein, traduit en lecture rapide et dans la plus totale ignorance des sonorités germaniques par quelque chose comme Grossbarcantin . Personne, dans mon entourage, ne m’a contredit, au point que j’ai été très surpris de découvrir, bien longtemps après, son véritable patronyme).


Bon, après cette parenthèse aussi nostalgique qu’idiote, Jacobs ? Son génie, dans sa plus grande période, celle de l’Espadon, de la Grande pyramide et bien sûr de la Marque jaune, est d’avoir su proposer la meilleure déclinaison de la S.F. et du fantastique, à travers des hypothèses aussi énormes que vraisemblables , et répondant surtout aux désirs enfouis au plus profond de chacun : qui n’a pas rêvé de piloter un avion supersonique et amphibie, de découvrir le trésor d’un pharaon de l’Egypte la plus ancienne ou de contrôler le corps et la volonté humaine par la manipulation d’une onde encore jamais détectée ? On l’a rêvé, Jacobs l’a fait.


Le plus étonnant, dans ces deux grands épisodes égyptiens, est peut-être une certaine absence de l’Egypte, de l’atmosphère et des encombrements énormes du Caire (une seule vignette, en avant-propos du second tome) ou des villages environnants. Alors même que Jacobs est un spécialiste très reconnu des décors, on se contente ici ou là de tapis, de tentures, de hiéroglyphes affleurant sur la pierre. Par contre c’est toute l’Egypte pharaonique, mystérieuse, inquiétante, belle qui surgit et s’impose, dans les couloirs bleutés du musée, ou dans la boutique interlope de l’antiquaire, et surtout sur le plateau grandiose de Gizeh et dans les ors illuminés de la Chambre d’Horus. Jacobs ne nous raconte pas une histoire sur l’Egypte, mais sur l’Egypte d’avant.


On le retrouve alors, tel qu’en lui-même, jusque dans ses « défauts » permanents, qui sont aussi sa marque, sa signature, son charme :


• Ses phylactères, son texte énorme, jusqu’à en couvrir parfois la moitié de l’image ; mais les grandes planches, insérées à des moments clés du récit sont aussi là pour rendre justice au dessinateur : la grande salle du musée dans la pénombre, l’image écrasante de l’effigie du pharaon et d’Abd-El-Razek à ses pieds dans la chambre d’Horus, celle de Mortimer aux pieds de la grande pyramide dans une contreplongée vertigineuse, les phylactères envahissants jusqu’à s’avérer totalement et inutilement redondants par rapport à tout ce que peut dire l’image …


• Ses personnages, dont tous les visages se ressemblent, sont presque identiques quand on y regarde de près, qui ne se distinguent que par quelques détails incidents, la coupe et la couleur des cheveux, la moustache ou la barbe, les vêtements, les chapeaux surtout (ici tous les Egyptiens portent un fès) ; c’est ce qui explique qu’Olrik ou Blake puissent se déguiser aussi facilement, en Egyptologue allemand ou en ouvrier arabe, personnages qui physiquement leur sont totalement opposés …
• Son goût, « réaliste », pour les anglicismes, quelques phrases, quelques expressions lancées ici ou là, et surtout la kyrielle des jurons, goddam, damned, my god, my goodness et le fameux By Jove (l’équivalent de notre « parbleu », on ne jure pas sur le nom de Dieu) ; ici le souci de « l’authenticité », s’étend à la langue arabe, des exclamations (Balek) aux salutations (Khawaga …) et surtout jusqu’à la kyrielle hiérarchique des grades dans une société organisée, de l’employé au contremaître, du directeur au maître d’œuvre, tous les termes étant d’ailleurs d’une parfaite justesse – chaouch, raïs, wekil, moudir


Dans cette aventure plus que prenante, où le fantastique annoncé par petites touches (des talismans, des formules magiques, des sortilèges, de la grande illusion, des prédictions, des malédictions, des retours vers le futur, jusqu’aux rites vaudous) finit par exploser à l’extrême fin de l’ouvrage. – une fin placée sous le signe de l’oubli, et dont Hergé se souviendra dans son Vol pour Sydney. Et tous les personnages croisés dans les mystères du Caire ou dans les profondeurs de la Grande pyramide, sont inoubliables :
- Ceux que l’on connaît déjà, évidemment, Blake et Mortimer (mais à présent c’est clairement Mortimer qui tient le devant de la scène, Blake ayant été éliminé, on y aurait presque cru, à peine était-il engagé dans l’aventure), Nazir, toujours fidèle, Razul le Bezendjas, toujours traître, et Olrik, l’esprit du mal, immortel donc (comme Rastapopoulos dans Tintin, mais sans les délires burlesques de ce dernier, Olrik ne rit jamais, c’est le mal à l’état pur),
- Et les nouveaux, Sharkey en brute définitive et constamment ridiculisée, le professeur Ahmed, les boys assez sournois, Moussa et Mustafa, le misérable Abdul (misérable, au sens premier du terme, cette fois c’est du côté d’Objectif Lune et de Wolf que penche ce personnage très réussi), l’ineffable Grossgrabenstein et son allemand de pacotille (qu’on image interprété par Francis Blanche …), le commissaire Kamal, toujours dépassé et bourru – et survolant tout cela, même Mortimer et Blake, même Olrik totalement terrassé, l’image grandiose et hiératique du cheik Abd-El-Razek, un des plus beaux personnages jamais créés par Jacobs. Par Horus demeure


  Le traitement formel du récit, apparemment très classique, ne manque pourtant pas d’une réelle originalité. On est d’abord frappé par la place de plus en plus importante prise par les scènes de pénombre ou d’obscurité très profonde, avec de très beaux jeux d’ombre en total contrejour -  une obscurité en bleu, du bleu  de Prusse au bleu nuit que seuls parviennent à déchirer les faisceaux d’une lampe, d’un phare, de torches plus ou moins vacillantes. Et c’est dans le second tome que cette obscurité devient de plus en plus envahissante.

Les dessins peuvent également sembler d’une facture et d’une disposition très classiques, à l’heure de la ligne claire triomphante. Rien n’est moins sûr.


Toutes les pages semblent en effet construites sur le même modèle, presque constamment répété : quatre lignes horizontales superposées, comptant chacune trois ou quatre vignettes. Mais Jacobs joue, habilement et toujours en situation sur les contrastes de disposition (horizontale ou verticale), de dimension (jusqu'à la vignette occupant toute la page) ou de formes (carrées, rectangulaires, ou même rondes, pour appuyer des événements important)s. Mais le plus souvent ces variantes s’inscrivent dans un cadre où la symétrie est reine.


C’est avec l’apnée du récit, son sommet sidérant, le long parcours vers la mystérieuse chambre d’Horus que ces soucis de classicisme explosent et qu’éclate le génie de Jacobs ; à travers, tout d’abord le traitement de la couleur : l’affrontement, dans les profondeurs du tombeau, entre les bleus nocturnes toujours frangés de noir et les rouges vermillons dégagés grâce aux faisceaux des lampes et des torches ; puis dans cet affrontement duel, l’irruption brutale du doré, celui du pharaon, de ses ors et de son trésor, et à ce moment-là Jacobs finit (presque) par en oublier son souci de rigueur et de symétrie.


La disposition, la dimension, la mise en relation de toutes ces vignettes mériteraient une analyse bien plus élaborée : les changements de taille et de points de vue lors de la découverte de la chambre, les changements de focale, de plus en plus resserrés sur les personnages prisonniers (les trois vignettes de plus en plus petites enfermant Mortimer quand tout s’écroule, puis l’élargissement du champ au très grand angle pour bien montrer l’explosion générale ; les trois vignettes, de plus en plus petites, se resserrant sur Olrik, avec l’arrivée des crocodiles), les excellents champs / contrechamps (Olrik face à Blake et Mortimer, découvrant sa mitraillette que les deux autres ne peuvent pas voir avant que le point de vue ne s’inverse et ne tourne au duel). Et c’est très paradoxalement avec l’arrivée d’Abd-El-Razek et de la grande illusion, cette plongée dans le passé à travers des siècles d’Egypte s’animant sous les yeux de Blake , de Mortimer et du lecteur , que la présentation du récit redevient très classique – jusqu’à l’effacement, et à nouveau le retour à rebours, en rouge et bleu dans les galeries de la pyramide et jusqu’à l’air libre. De façon très significative, l’image dernière de ce retour, celle de l’escalier dans la grande galerie, revêt un aspect très abstrait, presque irréaliste. La suite, avec la réapparition des autres personnages pourra retrouver un aspect définitivement classique, couleurs et découpage … puisque tout, jusqu’au souvenir, aura été effacé.


La plus belle conclusion au chef d’œuvre d’E.P. Jacobs se situe peut-être du côté du Louvre, dans son étonnant parcours égyptien, entre temples, colonnes, sarcophages, statues mystérieuses, sphinx immobiles (tous objets qui d’ailleurs ont à l'évidence, aussi, été arrachés à leur terre d’origine). Dans ces déambulations plus vraies que vraies, on a sans doute quelque chance, en regardant bien, de croiser l’ombre immense du cheik Abd-El- Razek.

pphf
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le 30 sept. 2015

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D'autres avis sur Le Mystère de la grande pyramide (1/2) - Blake et Mortimer, tome 4

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