Question clé : est-ce vraiment un film des Coen ? Le thème, presque trop personnel (alors qu'ils ne parlent jamais d'eux-mêmes), le casting, très différent de leurs autres films, des préoccupations apparemment inhabituelles (entre mathématiques, religion et tradition) ... on pourrait presque avoir un doute.

Il est vite dissipé. Le "sérieux" apparent, revendiqué dans le titre, tourne vite au délire et au décalage absolu, aussi déconcertant qu'irrésistible - dès le prologue, pour le moins singulier du film. Il y a d'abord ce sens du pied de nez, du détournement, du trompe l'oeil, cette indifférence à tout récit linéaire et prévisible, qui n'appartiennent qu'à eux. Ainsi d'un accident de voitures, essentiel pour le récit, mais dont l'essentiel, dans un premier temps, échappe forcément au spectateur par la grâce d'un montage très subtil . Et tous les passages sérieux, tous les discours aussi "essentiels" que pompeux, tenus par de prétendus porte-parole (Sam Elliott en constitue un exemple emblématique à la fin de The Big Lebowski), ici les analyses des trois rabbins, s'achèvent toujours dans les banalités, les évidences les plus évidentes et le décalage ainsi créé entre la forme et ce qu'elle porte est évidemment irrésistible.

Et le thème même, après réflexion, est totalement caractéristique de l'univers des Coen - un personnage central (le professeur larry Gopnik, excellent Michael Stuhlbarg, récemment entrevu dans Blue Jasmine, dans un rôle très différent, mais toujours aussi bon), soumis à une accumulation incessante de malheurs, à un désastre familial et professionnel, qui finit par envahir chaque instant de sa vie (citer tous ses malheurs reviendrait à doubler les dimensions de cette critique déjà partie pour durer) - quelque part entre Lebowski (en mode cool et dérisoire) et le Barber (en noir absolu). Dans "A serious man", la grande différence est que le personnage veut absolument comprendre ce qui lui arrive.

On peut aussi songer, fortement, à American beauty, mais dans une déclinaison American Jewish beauty, en particulier dans toutes les scènes aux alentours du pavillon familial : petites maisonnettes alignées, pelouses impeccablement (même trop ici) tondues, voisins horribles (entre base-ball, chasse, et racisme - mais racisme modulé, hiérarchisé selon les races, ici entre Juifs et Asiatiques), paysage découvert en altitude (depuis le toit de la maison) avec vue sur femme bronzant topless, pour une rédemption amoureuse - mais qui débouchera chez les Coen sur un cauchemar nymphomaniaque.

Et s'ajoutent à cela, tous les gimmicks, les leitmotivs - la salle de bains bloquée par l'oncle, la course poursuite (grandiose ...) entre le fils et son dealer qu'il a oublié de payer, les passages de l'appariteur du collège (irrésistible), annonçant l'étude du dossier avant une éventuelle (non) titularisation ... Les Coen accumulent ainsi les personnages, les croisent, les entrelacent, dans un montage tourbillonnant (les passages consacrés aux rabbins pouvant passer pour l'introduction de nouveaux chapitres) et construisent un véritable film choral, qui peut conduire cette fois vers Robert Altman. Et tous ces personnages, tous parfaitement interprétés, ont des gueules insensées, magnifiées /horrifiées par des gros plans, toujours pris à travers un objectif / grand angle. En fait, on est bien chez les Coen.

Larry Gopnik (Michael Stuhlbarg) veut donc savoir - en bon professeur, il croit profondément à la vérité, celle des mathématiques qu'il présente d'ailleurs à ses étudiants dès le début du film à travers le problème / parabole du chat - qui reviendra le hanter, bien plus tard, lors d'un cauchemar, avec tableau noir gigantesque, accumulation vertigineuse d'équations, de hiéroglyphes, de runes dans un plan magistral concocté par le grand Roger Deakins (toute la photographie du film est d'ailleurs excellente). Le carnet produit par l'oncle délirant, son grand oeuvre (Mentaculus ...), en matière de délire cabbalistique est d'ailleurs encore plus inquiétant. Si la réponse n'est pas dans les mathématiques, on se tourne donc vers la religion et la tradition mystique. Interviennent alors les trois rabbins et leurs discours métaphoriques, qui semblent aller très loin (l'enquête absurde relative aux messages relevés par le dentiste sur les dents d'un patient) et n'aboutissent qu'à des banalités assez consternantes, sans lien avec les problèmes particuliers de Larry Gopnik. Hors sujet ?

La vérité n'est sans doute pas là, pas plus dans les équations mathématiques que dans le refuge religieux ni ailleurs. Le point de vue des Coen n'est sans doute pas des plus respectueux : la Bar Mitzvah du fils voit ce dernier totalement défoncé accomplir très approximativement les rites sacrés. Mais ce point de vue n'a rien de sarcastique (comme dans nombre de leurs autres films). Il n'y a pas de moquerie, mais plutôt un attachement (certes distancié mais évident) à une culture et à un univers. Et dans cet attachement, cette tendresse presque, on peut à nouveau penser à l'approche de Robert Altman chez qui les attaques les plus virulentes ne parviennent jamais à évacuer l'empathie (notamment pour ses films sudistes). Et si ce film approche (un peu ?) l'autobiographie, cela tient sans doute au fait que les Coen n'y pratiquent plus la mise à distance et le décalage définitif. S'ils sont eux-mêmes présents (un peu ?) dans le film, c'est peut-être à travers le personnage du fils, lui-même passablement décalé, entre musique, pétards et films télévisés ...

On peut alors revenir au point de départ - qui renvoie apparemment à la tradition juive (marquée tout au long du film par le recours à un vocabulaire inaccessible au non initié, peut-être parfois aux frères Coen eux-mêmes, et donc à nouveau source d'humour immédiat), avec ce prologue déconcertant - d'où d'ailleurs la vérité ne sortira pas : a-t-on affaire à un spectre, à une apparition fantastique, ou à un voyageur qui s'en va parce qu'il a été bien mal accueilli ? La question ne renvoie plus dès lors à la tradition juive mais à la problématique essentielle qui court tout au long du film et à laquelle ni le film ni son personnage ne trouveront de réponse : où est l'explication ? où est la vérité ?

En réalité il ne s'agit pas du tout de tradition : le personnage qui pourrait le plus l'incarner, le rabbin ultime, au visage parcheminé, à l'appartement très déconcertant (avec un tableau représentant le personnage de Job, mythe très réinterprété à travers le personnage de Gopnik), lorsqu'il reçoit le fils au terme de sa Bar Mitzvah, ne lui délivre pour tout message de sagesse, que les paroles de la chanson de ... Jefferson Airplane, leitmotiv musical récurrent au long du film. Mais avec des paroles pourtant significatives, et pas tout à fait hors sujet :

When the truth is found to be lies ...
In your head baby I don't know where it is ...
You better find somebody to love ...

Ainsi plusieurs rêves (cette fois on est un peu chez Bunuel) viennent interrompre le récit - mais ces rêves (scène magistrale du départ de l'oncle vers le Canada) ne sont, somme toute, guère plus invraisemblables que toutes les autres scènes du film. Et si, sans autres explications, le sort semble s'être retourné vers la fin du film en faveur du héros (mort accidentelle de "l'ennemi", petite manne financière captée, titularisation validée par delà les menaces), on n'en saura pas plus sur la communication urgente émanant de son médecin.

Et une tornade à l'horizon, nouvelle image magnifique de Roger Deakins, n'a plus qu'à tout emporter. Déconnant, pas si sûr. Mais décoiffant ...
pphf

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9

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