« Une légende bolivienne parle du condamné. Une âme errant parmi les vivants pour n’avoir pas tenu la promesse qui l’engageait »


Ce sont par ces mots inscrits sur écran noir que débute Alba, le premier film d’Emmanuel Jessua, frontman du groupe Hypno5e. Ayant toujours été attiré par le cinéma, comme en atteste ses nombreuses références dans les chansons de son groupe, il est parti en dans sa Bolivie natale tourner ce film racontant l’histoire d’un homme de retour sur les terres où il a passé une partie de son enfance. Réalisé avec une équipe réduite, dont l’ancien batteur du groupe Thibaut Lamy, et à petit budget le film s’est construit au gré des mouvements de l’équipe en Bolivie s’éloignant de la trame originale écrite par le réalisateur. S’appuyant sur des rencontres ou festivités et autres moments de vie locale, collant au propos du récit, Alba est un film qui a pris forme en même temps que le tournage avançait, comme si le récit était dicté par l’aventure que vivait l’équipe technique.


Une ombre à la recherche du temps perdu


Alba nous raconte l’histoire de Mickaël, jeune trentenaire vivant en France, de retour en Bolivie afin de retrouver son père disparu quinze ans auparavant. Il retrouvera son frère William, resté sur place à San Javier, qui a poursuivi l’œuvre de son père en montant une chorale. Après ces années de séparation, ils se rapprocheront et feront la connaissance de Cristina, une ancienne élève de leur père, dont ils tomberont amoureux.


Durant leur périple sur les terres arides boliviennes, ils apprendront le décès de leur mère restée à La Paz. Après les funérailles, Mickaël partira dans le désert, là où a disparu leur père, et commencera à errer seul vers les ombres du passé.


Sur les chemins de l’errance


Dès l’introduction du film l’on comprend que le personnage principal est une allégorie du condamné de la légende bolivienne faisant de sa vie une longue errance. Sa malédiction est de ne pas avoir su faire le deuil de son enfance passée en Bolivie, époque où tout n’était qu’intensité dans un environnement fantastique, et d’errer à la recherche de ce temps perdu. Dans cette quête de ce qui a été et n’est plus, il se retrouve coincé sur ces chemins de l’errance à essayer de faire revivre ce qui n’est plus.


Plongé dans cette mélancolie éternelle il a suivi la voie sombre, en se plongeant tout entier dans la nuit, comme son père quinze années auparavant dont la disparition restera à jamais un mystère. En retournant en Bolivie, il tente de retrouver cette partie de lui à jamais disparue mais ce retour ne fera qu’accentuer cette nostalgie qui guide ses pas.


Malgré l’apparente disparité qu’il existe avec son frère William il se rapprochera de lui assez vite, chacun semblant porter en lui une partie de leur père. Dans un message que ne renierait pas Proust, William pour ne pas suivre ce chemin de l’errance a décidé de suivre la voie lumineuse de son père en poursuivant son œuvre artistique pour trouver une direction à sa vie, ce que n’a pas réussi à faire Mickaël.


Cette dualité sera mise en avant par le personnage de Christina, semblant être l’héritière des messages de leur père, dont les deux frères seront épris. Bien que chanteuse pour la chorale de William, elle choisira Mickaël semblant attirée par sa mélancolie faisant écho à la dernière image qu’elle a eu de son mentor.


La mort de la mère des deux personnages principaux peut être pris comme la début de la délivrance pour Mickaël. A ce moment-là, plus rien ne le rattache à cette époque perdue guidant ses pas. Sa mère, en diverses apparitions, le libérera et lui montrera la voie pour quitter ces chemins de l’errance intérieure. Il comprendra qu’il est impossible de revivre cette époque et d’essayer de faire resurgir ses sentiments associés. Elle l’aidera à nommer son manque, et non en faire son deuil, afin de le libérer de son passé.


Ces espaces, une absence permanente


Au-delà d’un questionnement sur recherche du temps perdu ou l’éternelle perte d’une époque, Alba est avant tout un voyage élégiaque à travers des espaces vacants où le vide devient le sujet même de la recherche. Les paysages arides et désertiques boliviens deviennent le miroir de cette absence, du manque que ressent le personnage principal et sont un des protagonistes principaux du récit. Ces espaces épurés et dépouillés, ces paysages oniriques à la limite du réel ne sont que l’expression à l’écran de l’errance de Mickaël.


Afin d’accentuer ce sentiment d’errance à travers soi le rythme d’Alba est lent et posé, on sent le fan de Godard à la réalisation, où s’enchainent des situations de vie, de longs plans sur cet environnement vide, entrecoupés d’extraits des élégies de Duino de Rainer Maria Rilke qui appuie le côté poétique de cette œuvre.


Ce parti-pris rythmique accentue le sentiment de contemplation, base de toute œuvre poétique, et est appuyé par la bande son d’Emmanuel Jessua (qui sera en partie reprise dans l’album éponyme d’Hypno5e/A backward glance on a travel road) mélangeant guitares latines, instruments locaux et nappes éthéré s’allongeant à l’infini.


Cette alchimie visuelle et auditive rend palpable le sentiment de mélancolie et nous plonge en nous-mêmes au plus profond de ces vastes espaces qui se remplissent de ces vagues de nostalgie d’une époque perdue.


Sur les traces de l’indicible


Emmanuel Jessua, ce touche-à-tout artistique à la mélancolie assumée lui servant de terreau de création, a réussi à exprimer dans ce film toute la nostalgie d’une époque révolue pour laquelle l’on éprouve un manque ineffable, impossible à nommer où seules les émotions peuvent nous permettre de s’en approcher.


Dans une forme d’exutoire et de réponse à ce manque éternel, Alba est un voyage où la narration est avant tout un prétexte pour présenter un poème visuel nous conduisant à travers les plaines arides de la Bolivie et dans les méandres de la mélancolie, de l’errance d’un homme en quête d’une époque, de sentiments, à jamais révolus. Ce film teinté de délicatesse est la représentation d’espaces indicibles où résonnent l’écho d’un temps perdu.

BenjaminNicolas
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le 20 juil. 2018

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